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non point tant pour lui-même que pour les trois « Essais » dont il était suivi : la Dioptrique, les Météores, qui contenaient la première explication de l’arc-en-ciel, et la Géométrie, le plus mémorable de tous; — en second lieu, les philosophes et les docteurs de profession, Arnaud, Hobbes, Gassendi, ceux qui devaient faire à Descartes les Objections auxquelles en répondant il allait achever de préciser sa doctrine; — et, enfin, en troisième lieu, ces mêmes « libertins » contre lesquels on a voulu que Descartes eût dirigé son Discours, contre lesquels il l’a dirigé peut-être, mais qui n’allaient pas moins s’emparer, pour le conserver et le transmettre au siècle suivant, de ce que l’on peut appeler le dépôt du cartésianisme. C’est ce que l’on n’a pas assez dit.

Assurément, nous n’avons pas le droit de suspecter la sincérité de Descartes, et, en vingt endroits de ses Œuvres ou de sa Correspondance, il a trop énergiquement protesté de sa foi pour que nous osions la mettre en doute. L’honnête et scrupuleux Baillet, son principal biographe, s’en est d’ailleurs porté garant, et ce protestant d’Huyghens, lui, a même trouvé que le catholicisme du maître approchait de la superstition. Cependant il n’est pas moins certain qu’ayant détruit son Traité du monde plutôt que d’éveiller la susceptibilité de l’Inquisition, nous n’avons pas, sur la matière de la religion, toute la pensée de Descartes, comme aussi qu’en plus d’une occasion son respect des choses de la foi ne va pas sans un peu d’ironie. Dira-t-on que c’est nous qui l’y insinuons, cette ironie que nous y croyons voir? Mais ce que certainement nous ne mettons point dans le Discours de la méthode, et ce que nous ne nous trompons pas d’y signaler, c’est les deux ou trois concessions qui donnaient droit aux « libertins, » sinon d’inscrire l’auteur dans leur petite troupe, mais au moins de le considérer comme un allié pour eux. En effet, s’il rétablissait contre eux la certitude et l’objectivité de la science, il leur accordait les deux points auxquels ils tenaient par-dessus tous les autres : à savoir, que la raison humaine est dans une impuissance radicale de prouver la religion, voilà le premier ; et qu’il n’y a pas de morale universelle, mais seulement des coutumes qui changent avec les temps, les lieux et les circonstances, voilà le second.

Quelle est, en effet, la grande règle de la morale cartésienne? et si seulement on peut dire que Descartes ait une morale. « Ma première maxime était d’obéir constamment aux lois et coutumes de mon pays.» Au fond, c’est toute sa morale, et il est vrai que, dans le Discours de la méthode, elle n’est proposée que comme provisoire ; mais il a vécu douze ou treize ans encore, et ce provisoire est demeuré définitif. Il n’y a donc pas plus de morale cartésienne qu’il