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Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 90.djvu/470

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bien nous servir du seul mot qui caractérise avec exactitude ce genre d’émotion dramatique. Et on interprétera le fait en disant, si l’on veut, que rien ne saurait faire plus d’honneur à Dumas que d’avoir, en 1837, prévenu le goût de 1888. Mais nous serons plus près de la vérité en disant que le mauvais goût a fait de grands progrès, qu’à force d’avoir abusé du théâtre, le public des « premières » n’y jouit plus que des émotions qui l’ébranlent d’abord dans ses nerfs, et que c’est le naturalisme qui, en habituant les lecteurs à ce genre d’images, nous a rendus capables d’en supporter la représentation sur la scène et même d’y applaudir.

Cela ne veut pas dire au moins que Caligula ne soit quelque chose de plus qu’une distraction pour les yeux et qu’un ébranlement pour les nerfs. Par exemple, on y retrouvera cette sûreté d’instinct, cette intuition, cette science en quelque sorte naturelle ou innée du théâtre qui a fait de l’auteur de la Tour de Nesle et d’Antony l’un des plus prodigieux inventeurs qu’il y ait dans l’histoire de l’art dramatique. Dans ce Caligula, dont le sujet ne lui convenait guère, que peut-être il n’a même écrit que par une espèce de gageure, comme je disais, pour apprendre aux derniers des classiques la manière de traiter l’antiquité, c’est ce qu’il y a de curieux et de remarquable, l’agilité un peu brusque avec laquelle il aperçoit « la scène à faire » et la facilité non moins extraordinaire avec laquelle il l’improvise. En coups de théâtre, dans Caligula, en scènes intéressantes, qu’il ne faudrait que transposer, que l’on pourrait même rendre belles, rien qu’en les débarrassant d’un excès de romantisme, en si (nations hardies ou ingénieuses, il y aurait de quoi défrayer une demi-douzaine de tragédies classiques. N’est-ce pas dommage, qu’au théâtre comme dans le roman, cette rapidité d’improvisation ait toujours empêché Dumas d’exécuter? Les chefs-d’œuvre de lui que l’on nous vante ne nous donnent guère jamais que l’idée, ou, pour mieux dire encore, la sensation d’une belle chose manquée. Mais toujours est-il qu’ils nous la donnent, et que, si je suis fâché de ne partager point sur Caligula ni même sur le théâtre de Dumas, en général, l’opinion de ses admirateurs, je la comprends. Après tout, ce Caligula demeure très supérieur aux tragédies romaines de Ponsard, et peut-être qu’il vaut bien, avec d’autres défauts, plus gros, mais d’autres qualités aussi, plus vivantes, le Catilina de Voltaire ou le Manlius de La Fosse, que je relisais ces jours derniers, sans trop savoir pourquoi. Si c’était pour mon plaisir, je fus rarement plus attrapé. On vante pourtant ce Manlius et ce Catilina dans de très bons endroits.

Mais une autre raison contribue surtout à faire passer sur beaucoup de choses, et, quoique le mot paraisse d’abord impropre en un sujet où il n’est question que d’assassinats et de viols, on ne saurait trop admirer la verve, la belle humeur et l’allégresse