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jamais pardonné d’avoir passé dans son voisinage sans l’embrasser. II avait trouvé auprès d’elle, depuis son enfance, la tendresse la plus dévouée, la plus éclairée. Ses conseils et l’influence discrète, souvent écoutée, qu’elle exerçait dans bien des cours, lui étaient précieux. Par sa grâce infinie, par le charme de ses causeries, par son exquise urbanité, elle rappelait les grandes dames, si aimables et si enjouées, de la vieille société française, dont les traditions se perdent dans des salons enfiévrés, où le luxe des parvenus de la fortune remplace l’esprit et la suprême distinction des manières. Elle avait su conserver son rang et sa dignité après la chute de Napoléon, bien qu’elle fût veuve et qu’elle eût perdu au berceau, d’une façon tragique, ses deux fils, les derniers rejetons de la branche aînée de Zaehringen. « Quand vous verrez la grande-duchesse Stéphanie, disait le baron Bignon à un de ses amis qui partait pour Bade, dites-lui à quel point elle a excité mon admiration, à une époque où tant de caractères fléchissaient, où tant de droits s’abandonnaient, où tant de gens se montraient si volontiers indignes des situations que l’empereur leur avait faites[1]. »

La légende disait qu’au prince héritier, pendant une courte sortie de sa mère, on avait substitué un enfant mort, et lorsque, vingt ans plus tard, on découvrit, dans une hutte, au fond du Tyrol, un homme fort, vigoureux, qui, sans être muet, ne parlait aucune langue, on prétendit que c’était le fils de la grande-duchesse Stéphanie ; on allait jusqu’à trouver qu’il ressemblait à l’une de ses filles, à la duchesse d’Hamilton.

La grande-duchesse ne s’en expliquait jamais; mais, malgré son extrême bienveillance, elle devenait amère, lorsque par hasard il était question du margrave Max, à tort ou à raison mis en cause par le sentiment public : « c’est un méchant homme! ne m’en parlez pas, » disait-elle avec un tremblement nerveux. Ses entours étaient moins énigmatiques. Dans une des visites que j’eus l’honneur de faire à Son Altesse, à son château d’Umkirch, près de Fribourg en Brisgau, son vieux maréchal, le baron de Schreckenstein, s’en ouvrit à moi, un soir, en homme convaincu de la substitution. Gaspard Hauser, comme le Masque de fer et Louis XVII, a inspiré toute une littérature, sans que le mystère ait été éclairci. Les contes populaires sont tenaces.

Le prince de Prusse était accouru à Bade pour complimenter l’empereur; il était porteur d’une lettre de Frédéric-Guillaume; son frère, le roi, s’excusait de ne pas pouvoir venir en personne

  1. Réminiscences, J. Coulmann.