Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 90.djvu/589

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

soirée de la villa il l’aperçut au nombre des invités, portant en sautoir, sur une robe blanche, un large ruban rouge simulant le grand-cordon de la Légion d’honneur. Son étonnement devint de l’ébahissement en voyant les deux empereurs, à leur entrée dans la salle, lui adresser leurs premiers saluts et s’engager avec elle, à tour de rôle, dans de riantes et familières causeries. La grâce et l’élégance avaient opéré un miracle : elles avaient eu raison de l’inflexible étiquette d’une cour allemande.

Jusque-là l’attention s’était détournée du roi Guillaume ; son peuple l’avait quelque peu négligé, il n’avait eu d’yeux et de hourras que pour ses hôtes, et particulièrement pour Napoléon III. Il fut largement dédommagé au comice agricole de Canstadt, qu’il se plaisait à présider, chaque année, au jour anniversaire de sa naissance, et qui, cette fois, par la présence des deux empereurs, prenait le caractère d’une grande fête internationale.

Canstadt, située aux bords du Neckar, à trois kilomètres de la capitale, dans une vallée ombreuse, dominée par des collines couvertes de vignes et de villas, est le Saint-Cloud du Wurtemberg, On avait élevé sur le champ de courses un immense portique de verdure, flanqué de deux arcs de triomphe et surmonté au centre d’une coupe colossale. Toute cette architecture rustique, composée de mousse, de fleurs, de fruits, de gerbes de blé, de grappes de maïs, de guirlandes de houblons, était d’un effet ravissant. Des tribunes, richement décorées aux couleurs des trois nations, étaient réservées à l’impératrice de Russie, aux reines de Wurtemberg, de Grèce et de Hollande, à la grande-duchesse Hélène, aux princesses de la maison et aux membres du corps diplomatique. Des orchestres jouaient alternativement : Partant pour la Syrie, Dieu protège le tsar et Gott schütze den König. Les avenues qui menaient à Ganstadt étaient garnies de boutiques en plein vent, de cabarets, de tréteaux de saltimbanques; on eût dit que tous les bateleurs, acrobates et diseurs de bonne aventure d’Allemagne s’étaient donné rendez-vous à cette kermesse, qui rappelait la mise en scène du ballet de la Bohémienne, donné la veille au théâtre royal.

Les trois souverains arrivèrent à cheval sur le champ de courses en passant sous un arc de triomphe, suivis d’un nombreux cortège. Napoléon III était un brillant cavalier ; il montait un fougueux alezan sorti des écuries impériales, d’une allure superbe, piaffant et écumant sous l’étreinte de son maître. Le roi de Wurtemberg galopait de son mieux, entre les deux empereurs, sur un petit arabe blanc, aux acclamations de la foule. Il fut cette fois le héros de la fête ; c’est à lui surtout que s’adressaient les hourras frénétiques qui sortaient de cent mille poitrines. La présence de Napoléon III