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et il le relate dans des termes qui ne laissent aucun doute. Albert se faisait une idée bien singulière des baleines, dont les fanons d’après lui, sont des sourcils abritant une paupière longue comme dix hommes de front. Albert désigne le grand cétacé qu’il a vu à Stauria simplement sous le nom de cetus, et semble, d’ailleurs, le prendre pour le mâle de la baleine. C’était bien un cachalot, car il ajoute que, quand on eut ouvert la tête au niveau des yeux, on en tira onze baquets d’huile, dont chacun faisait la charge d’un homme. À un moment donné, dit-il encore, la tête de l’animal, en partie coupée, se détacha avec un énorme craquement, « comme le bruit d’une maison qui s’effondre. » Il ne faut pas trop le taxer d’exagération. Tous ceux qui ont visité les chantiers de Laponie, où on dépèce souvent plusieurs baleines à la fois et des plus grandes, savent les fracas de ces brisemens sollicités quelquefois par la charge de plusieurs milliers de kilogrammes, et aussi les détonations produites par la mise en liberté, avec l’instrument tranchant, des gaz développés à l’intérieur du corps et comprimés sous ces montagnes de chair.

Aujourd’hui encore, les échouages comme celui de Stauria sont à peu près les seules occasions que nous ayons d’entrer en contact avec les espèces de grands cétacés qui ne sont pas régulièrement chassées. Sous ce rapport, la France possède depuis plusieurs années un service d’informations parfaitement organisé par le ministère de la marine, sur les indications de feu P. Gervais, professeur d’anatomie comparée ; et c’est en partie grâce à ce système que le cabinet d’anatomie du Muséum peut aujourd’hui montrer une des plus belles collections de grands cétacés qui soit.

On connaît assez exactement, depuis trois siècles, tous les échouages de cachalots sur la côte d’Europe, encore plus remarqués que ceux de baleines. Ils ont toujours excité un prodigieux intérêt. On en a imprimé des relations détaillées ; les artistes en ont fait le sujet de gravures et de compositions où l’animal est quelquefois fort bien représenté. Ailleurs, la fantaisie la plus extravagante s’est donné carrière et nous met en présence d’un monstre qui n’a plus rien à envier aux bêtes de l’Apocalypse. Une de ces estampes, aujourd’hui fort recherchée, nous montre la foule élégante accourue pour voir un cachalot ainsi jeté sur la plage, où s’empressent des carrosses, où de jeunes cavaliers font la cour aux dames parées de leurs plus beaux ajustemens. Ceux-là savent ce qu’il en faut penser, qui ont vu de près les immenses cadavres vomis de temps à autre par la mer. Si la curiosité ne perd aucun de ses droits, elle est plus que tempérée par les émanations nauséabondes qui se dégagent de ces masses en décomposition. Le cacha-