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un orque. Pourtant le cachalot a dû être autrefois abondant dans la Méditerranée, comme les baleines. Mais les Grecs et les Latins ne paraissent pas avoir chassé jamais ces grands cétacés. Le harpon relié à un corps flottant, peau soufflée ou pièce de bois (loch), peu importe, qui permet de suivre et qui retient en même temps la bête fuyant sous l’eau, le harpon est une invention des peuples riverains de l’Atlantique. Le poète Oppien, compétent entre tous en matière de pêche, sait l’usage du harpon sur la côte occidentale d’Espagne, mais il croit que c’est simplement un hameçon proportionné à la taille des baleines et qu’on amorce avec une boëte convenable, un foie de bœuf, par exemple, sur laquelle le cétacé se jette comme ferait un poisson. Les Basques n’ont jamais chassé autrement qu’avec le harpon simplement relié à sa vessie ou à son loch ; c’est beaucoup plus tard, — il n’y a pas encore un siècle, — qu’un harponneur américain, dit-on, eut cette audace d’attacher la ligne du harpon à sa barque et de se laisser entraîner par la course furieuse de l’animal blessé.

II.

Un cachalot qui vient d’être tué flotte en raison de la quantité de sa graisse. C’est ce que les baleiniers appellent une bête « franche, » par opposition aux baleines « foncières, » qui coulent à pic. Un cachalot amaigri et qui meurt de maladie coule aussi. Mais le grand cadavre remonte bientôt, soulevé par les gaz de la putréfaction. S’il n’est pas jeté sur quelque grève voisine, il flottera longtemps au gré des vagues, jusqu’à ce que, les crustacés, les poissons, les oiseaux de mer en aient raison. A coups de dents, de pinces et de bec, ils finiront par ouvrir un passage à ces gaz, et l’énorme squelette pour toujours, retournera à l’abîme. Il arrive parfois aussi que la tempête jette au rivage un cachalot affaibli de maladie ou mortellement blessé par le harponneur auquel il a échappé, par l’espadon, qui lui fait, dit-on, la guerre. Les cachalots ont parfois de vastes cicatrices. On en a vu qui portaient depuis onze ans un harpon dans les chairs, d’autres avec l’extrémité brisée d’un rostre d’espadon.

Un grand cétacé échoué au rivage est toujours une bonne fortune. L’huile, les os, les dents, les fanons, si c’est une baleine, sont des biens dont chacun veut profiter. Et puis rare est l’occasion de contempler de tels monstres : c’est un événement dont on parle. Le plus ancien échouage de cachalot que l’on connaisse sur la côte européenne eut lieu au XIIIe siècle, près de Stauria, dans la Frise. Par une chance heureuse, Albert le Grand en fut témoin,