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Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 90.djvu/654

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à l’empire de certains beaux yeux du pays. En dehors de la politique, les trois compagnies vivent d’ailleurs en bonne intelligence et s’entendent dans une certaine mesure : par exemple, pour entretenir une vigie à demeure sur la falaise. Le guetteur voit-il souffler un cachalot au large, aussitôt il hisse un pavillon et tire un pétard. Alors, dans la ville, sur la montagne, c’est une émotion extraordinaire. Les paysans aux champs laissent leurs outils, les muletiers sur les routes attachent leur bête comme ils peuvent, tout le monde se précipite pour mettre les baleinières à l’eau, être de l’équipage, car dans ce cas, si la bête est tuée, on aura sa part de prise. Par des temps affreux quelquefois, on sort du port, on fait force de voiles ou force de rames ; il s’agit de prendre les devans ; la règle des baleiniers est partout la même, le cachalot appartient, de quelque façon qu’il soit tué ensuite, au premier qui lui plante le harpon dans les chairs.

L’officier a composé son équipe comme il a voulu, et presque toujours avec les premiers arrivés, pour gagner du temps. D’ailleurs, tous sont au courant et connaissent la manœuvre ; tous savent à l’instant décisif laisser l’aviron pour la pagaye ; comment on évite la ligne qui file d’une vitesse vertigineuse avec l’animal blessé, au point d’enflammer le bordage si on n’y veillait ; comment il faut avancer au coup de lance que donnera l’officier et reculer aussitôt pour ne pas chavirer dans le remous sanglant de la convulsion suprême.

Nous n’avons pas à redire les détails du drame, qui sont toujours et partout les mêmes. Cependant, les membres des compagnies sont montés au poste de vigie et suivent des yeux leurs baleiniers. Parfois on s’entend à la dernière minute, et un signal convenu annonce que les embarcations doivent combiner leur attaque, et qu’on fera part commune. Dans le cas contraire, l’animal tué, les équipages qui n’ont pas réussi rentrent au port d’assez méchante humeur, laissant à leurs heureux rivaux le soin de ramener la prise. Ce n’est pas toujours une petite affaire, et quelquefois il faut venir chercher des embarcations de renfort ; autrement le bénéfice de la journée serait perdu.

Au bout de la digue, en dedans du port, à Lagens, chaque compagnie a son chantier, fort primitif. On a simplement égalisé la roche en pente jusqu’à la mer. Au haut de la pente, une excavation ayant la forme d’un bassin sert à débiter les grosses pièces de lard sans perdre d’huile. Des cabestans, un fourneau, et c’est tout. Le cachalot tué la veille est là, gisant dans l’eau devenue rouge par le sang qui coule encore. Dès le matin les préparatifs commencent. Les hommes, les mêmes qui étaient la veille rameurs sur les balei-