Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 90.djvu/662

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le fellah n’a qu’une passion, mais elle le tient bien : c’est celle de sa terre, du limon du Nil. Nos paysans en sont aussi possédés, mais pas à un tel degré. Pour ne pas quitter sa verte rizière qu’anime un vol d’aigrettes blanches, son buffle patient, misérable d’aspect comme lui, sa hutte de boue durcie, son ciel resplendissant d’étoiles ou éclatant de lumière ; pour ne pas livrer à d’autres mains qu’aux siennes l’élevage d’innombrables pigeons qui passent sur sa tête en tourbillons ailés, le fellah s’incline depuis des milliers d’années, sans murmurer, sous la courbache du collecteur d’impôt, du sergent recruteur, du cheik, son maire, du préfet gouverneur de sa province, de son voisin le puissant pacha, de tous ceux enfin qui vivent de ses privations et de ses labeurs. Pauvre, comment fuirait-il ses oppresseurs? Dans l’étroite vallée du Nil, à droite et à gauche, le désert, la mer en face, derrière lui, l’inconnu, le Soudan, peut-être l’esclavage. Se décide-t-il à s’expatrier, la nostalgie le ronge, et il en meurt. Pourquoi, d’ailleurs, lutter contre sa destinée? Un jour, le hasard le conduit devant d’anciens bas-reliefs; il y découvre des êtres semblables à lui qui, il y a trois mille ans, courbaient déjà leur échine sous le fouet, comme il la courbe aujourd’hui sous le bâton. Un autre jour, un méthodiste, missionnaire trop zélé, lui remet une Bible traduite en arabe, en lui disant de la lire, qu’il s’en trouvera mieux. Et les yeux de l’infortuné tombent sur cette prophétie d’Ézéchiel : « Le royaume d’Egypte sera le plus bas des royaumes... Je le livrerai aux mains des méchans ; je désolerai le pays, et tout ce qui y est, par .la puissance des étrangers... » Il a beau s’entêter à parcourir la Bible, sa situation ne change pas.

Avili par un long servage, le fellah est devenu aussi indifférent aux idées religieuses qu’aux idées politiques ; incapable de haine et d’amour, il ne respecte que la force brutale ; les siècles de servitude qui pèsent sur lui de tout leur poids l’ont rendu, peut-être à jamais, incapable d’insubordination ou d’aspiration vers une vie indépendante. Il y a bien quelques révoltés ; mais ceux d’entre eux qui courent la plaine en batteurs d’estrade ont eu leur patience mise à de telles épreuves qu’elle en est épuisée. Les buffles, en Orient, accomplissent lentement, mais sûrement, leur tâche : exige-t-on