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On a beaucoup étudié en France, et dans les solitudes où s’élèvent les ruines de Memphis et de Thèbes, l’Égypte ancienne, mais on a donné bien peu d’attention à l’Égypte moderne. Par respect et reconnaissance pour son glorieux passé, il convient d’en étudier le présent ; en la connaissant sous tous ses aspects, dans sa grandeur comme dans sa décadence, ce sera encore rendre hommage à la terre sacrée qui, longtemps avant Athènes et Rome, avait atteint un degré de civilisation à peine dépassé.


I. — FELLAHS, CITADINS, COPTES.

L’Égypte, appelée par Méhémet-Ali, il y a déjà plus d’un demi-siècle, à prendre la première place des états africains, comme elle l’a tenue aux temps les plus reculés de l’histoire, n’a pas répondu à ce qu’il en attendait. Elle reste toujours, ainsi que l’a dit M. Renan, une espèce de phare au milieu de la nuit profonde d’une très haute antiquité ; mais, ce qui n’est plus, ce qui s’est bien arrêté ; dirai-je à mon tour, c’est l’impulsion qui lui avait été donnée par un génie réformateur.

Méhémet-Ali, arrachant son pays à la tyrannie des mamelucks qui, en esclaves affranchis, se vengeaient de leur ancienne servitude, fit naître chez les Égyptiens un sentiment pour eux bien difficile à définir, car, depuis des milliers de siècles, ce sentiment leur était étranger. Ce n’était pas le réveil patriotique d’un peuple qui jadis fut libre, mais une vague prétention chez ce peuple asservi à se croire au-dessus de son état habituel de servilisme. C’était quelque chose de confus, de mystérieux comme ces vibrations que la statue de Memnon faisait entendre au moment où le soleil se levait rayonnant sur le désert. On pouvait y voir aussi le germe de ce qui aurait pu être le parti national égyptien avec un autre révolutionnaire qu’Arabi.

Il n’y a eu, pendant de longs siècles, que deux classes d’individus au pays des Pharaons : l’oppresseur et l’opprimé. Le peuple était façonné à la servitude, ainsi que le dit un proverbe arabe, pour être écrasé comme la graine de sésame, tant qu’elle donne de l’huile. Cela s’est légèrement modifié : de nos jours, il n’y a plus guère que des administrés et des fonctionnaires. Parmi les premiers, c’est le fellah qui domine. Selon une statistique que je crois exacte, sur une population de 6 millions 1/2 d’habitans, il y en a plus des trois quarts s’adonnant à la culture du sol[1].

  1. L’Égypte proprement dite s’étend depuis Wady-Halfah, deuxième cataracte (21° 40’lat. N.), jusqu’à la Méditerranée (en moyenne sous le 31° 30’ lat. N.) ; elle est bornée au sud par la moudirieh de Dongola, province soudanienne ; à l’est, par la Mer-Rouge, l’Arabie et la Syrie ; au nord, par la mer Méditerranée, et à l’ouest, par le grand désert de Libye. En dehors de la vallée du Nil et de son delta, elle comprend, à l’est, les gouvernerais de Kosseir, sur la Mer-Rouge, côte africaine, d’El-Arich, en Syrie, et de l’isthme de Suez ; à l’ouest, les oasis du désert libyque. Sur ce territoire, la population est répartie dans 13, 1 5 centres distincts, villes, villages, bourgades, hameaux, etc., qui constituent la résidence de 6,708,185 habitans ; en outre, à la date du 3 mai 1882, il y avait campés sous la tente, sans résidence fixe dans les districts des différentes provinces, 98,196 nomades, ce qui donne un total de 6,806,381 habitans des deux sexes pour l’Egypte entière. (Recensement général de l’Égypte en 1884, par M. A. Boinet. Le Caire ; Imprimerie nationale de Boulaq.)