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Le fait est qu’en 1854 le duc se remua beaucoup et fit de son mieux pour engager les cabinets de Vienne et de Berlin à lier partie avec l’empereur Napoléon, à le seconder activement dans cette guerre de Crimée qui devait changer la face du monde. Il représentait aux souverains et à leurs ministres que la prépondérance de la Russie, trop longtemps supportée, était funeste à l’Allemagne, que l’empereur Nicolas se piquait d’être le maître et le souffleur de l’Europe, que l’occasion se présentait de s’affranchir, de secouer un joug trop lourd, qu’il fallait la saisir. L’Autriche y était disposée; sauvée par les Russes en 1849, elle ne demandait pas mieux que d’étonner le monde par son ingratitude. « Savez-vous, disait l’empereur Nicolas au prince Esterhazy, quels ont été les rois de Pologne les plus sots? C’est assurément Sobieski et moi. » Le tsar avait moins à se plaindre du roi de Prusse. Fidèle à ses attachemens, Frédéric-Guillaume IV résistait à toutes les sollicitations des puissances occidentales ; il s’obstinait à se défier de l’Autriche, il était résolu à ne pas se commettre avec la France, plus résolu encore à ne pas se brouiller avec la Russie. A vrai dire, il avait su discerner ses vrais intérêts, et sa politique embarrassée et gémissante n’a point fait de tort à ses affaires ; il ne lui manquait que de mettre plus de fierté dans ses refus.

Le duc avait pour allié dans sa campagne son oncle Léopold, qui déclarait « que l’union entre les deux grandes puissances allemandes et leur entente avec la France et l’Angleterre étaient nécessaires au salut de l’Europe, que cette union devait être maintenue même au prix de quelques sacrifices d’amour-propre de la part de la Prusse, que des susceptibilités passagères ne devaient pas troubler leur accord, qu’en s’unissant, elles auraient facilement 700,000 hommes à leur disposition, que leur force imposerait à tout le monde. » Mais M. de Bismarck, qui représentait alors la Prusse à la diète de Francfort, remarquait à ce sujet que les conseils du roi Léopold étaient peut-être intéressés, que M. Josse était orfèvre, que ce grand sage ne perdait jamais de vue les intérêts de la Belgique et de la maison de Cobourg, qu’il lui en coûtait peu de recommander aux autres des sacrifices d’amour-propre: « La Belgique, disait-il, ne peut que souhaiter que la guerre reste concentrée sur les frontières si lointaines de la Russie et de l’Allemagne, tandis qu’elle-même, entourée de quatre puissances amies, se trouvera à l’abri de toute complication fâcheuse. »

Le duc avait encore pour allié le prince de Prusse, celui qui devait être un jour l’empereur Guillaume. On n’ignorait pas qu’en 1854 il avait blâmé la politique de son frère, qu’il y avait eu entre eux de graves dissentimens. Quelques lettres fort curieuses qu’il adressa dans ce temps au duc Ernest nous font connaître le fond de sa pensée. C’était dans l’intérêt de la paix qu’il désirait que la Prusse s’unît à l’Autriche, à la France et à l’Angleterre. Il estimait