qu’on éviterait ainsi toute effusion de sang allemand, que l’empereur Nicolas, trouvant toute l’Europe devant lui, ne songerait plus qu’à traiter, à battre en retraite. Il craignait que, si la Russie n’avait affaire qu’aux puissances occidentales, elle ne sortît victorieuse de la lutte, et que, son orgueil n’ayant plus de bornes, les souverains allemands n’en fussent réduits à vivre sous son obéissance. « Il faudra danser au son de la flûte moscovite, disait-il, et on donnera la schlague à qui refusera de danser. » Ainsi raisonnait le futur empereur. M. de Bismarck ne lui avait pas encore enseigné la grande politique. Il ne savait pas discerner les vrais dangers, ni reconnaître à leur voix ses vrais ennemis. Il n’avait pas l’ouïe fine et ses vues étaient courtes.
Le duc Ernest avait pris en goût Napoléon III, et Napoléon III était si enchanté du duc Ernest qu’il pensait sérieusement à tirer parti de sa vive intelligence, de son merveilleux entregent pour tâter les cours et les cabinets et les gagner à ses desseins, il en eût fait volontiers son voyageur de commerce, chargé de répandre partout les idées napoléoniennes, de placer cette marchandise suspecte dans les premières maisons de l’Europe. A Berlin, le duc avait trouvé porte close; on ne lui avait pas même permis de déballer. Il se flatta d’être plus heureux en Autriche. Vienne, quand il y arriva, lui fit l’effet du chaudron des sorcières, où bouillaient toutes les herbes de la Saint-Jean. Les imaginations s’étaient émues, échauffées; on s’interrogeait, on s’agitait, on brassait des projets. Beaucoup de politiques autrichiens se déclaraient prêts à remanier la mappemonde; ils ne voyaient point d’inconvénient à dépecer la Turquie, à y tailler des principauté?, et même à restaurer un royaume de Pologne. Ces politiques échauffés assuraient au duc qu’on pensait beaucoup à lui, que ses chances étaient grandes. N’était-ce pas une branche de la maison de Saxe qui jadis avait gouverné la Pologne ? À cette époque, M. de Bismarck, toujours bien informé, écrivait de Francfort : « l’intérêt qu’a l’Autriche à empêcher la restauration de la Pologne est moins considérable que celui de la Prusse et de la Russie. Je crois même qu’elle préférerait les provinces danubiennes à la possession de la Gallicie, située en dehors des Carpathes et comme accolée à l’empire. La Prusse serait ainsi affaiblie et tenue en échec, le danger du panslavisme disparaîtrait par le fait de deux puissans étais slaves, différant de religion et de nationalité. Cette Pologne, restaurée par le secours de l’Autriche, ne lui marchanderait pas son alliance et lui offrirait la seule garantie durable contre une revanche russe... Je ne vais pas, ajoutait-il, jusqu’à prétendre que le cabinet de Vienne pousserait volontairement à cette restauration, mais si les puissances occidentales insistaient, il ferait patte de velours, pourvu qu’il obtint en retour les provinces danubiennes[1]. »
- ↑ Correspondance diplomatique de M. de Bismarck de 1851 à 1859.