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pour qui Voltaire l’avait écrite, n’en continuèrent pas moins d’applaudir passionnément Zaïre; l’amoureuse tragédie fut traduite en anglais, on la joua sur les théâtres de Londres; et le bruit commença de courir qu’après un demi-siècle d’attente, Corneille et Racine avaient enfin un successeur, — pour ne pas dire un maître.

Telle fut l’opinion des contemporains de Voltaire, et telle était encore, cinquante ans plus tard, l’opinion des meilleurs juges. « Zaïre est la tragédie du cœur et le chef-d’œuvre de l’intérêt... Aurait-on cru qu’après Racine on pût sur la scène ajouter quelque chose aux passions de l’amour? Ah! c’est que jamais, parmi ses victimes, on n’a montré deux êtres plus intéressans que Zaïre et son amant... Quel moment, que celui où l’infortuné Orosmane, dans la nuit, le poignard à la main, entendant la voix de Zaïre!.. Mais prétendrais-je retracer un tableau fait de la main de Voltaire avec les crayons de Melpomène? «Ainsi s’exprime La Harpe dans son Éloge de Voltaire, en 1780. Et Condorcet, à son tour, quelques années plus tard, en 1789, dans sa Vie de Voltaire. « Cette pièce est la première où, quittant les traces de Corneille et de Racine, Voltaire ait montré un art, un talent et un style qui n’étaient plus qu’à lui. Jamais un amour plus vrai, plus passionné n’avait arraché de plus douces larmes, jamais un poète n’avait peint les fureurs de la jalousie dans une âme si tendre, si naïve, si généreuse... Zaïre est dans toutes les opinions, comme par tous les pays, la tragédie des cœurs tendres et des âmes pures. » Voilà, je crois, ce qui s’appelle louer. On y peut joindre, si l’on le veut, ce qu’en a dit Chateaubriand dans son Génie du christianisme.

Nous ne partageons plus aujourd’hui cet enthousiasme; mais, à force d’indépendance et de largeur d’esprit, sommes-nous donc devenus tellement exclusifs, ou étroits, que nous ne puissions plus le comprendre? ou bien, depuis cent ans, comme je l’entends dire, la qualité de l’âme française a-t-elle si profondément changé que Zaïre ne soit plus pour nous qu’une occasion de critiques ou de plaisanteries faciles? Eh! oui, je le sais bien, — puisque personne ne l’ignore, — que l’intrigue en est plus ingénieuse que forte, et romanesque plutôt que tragique. Fondée qu’elle est d’ailleurs tout entière, comme celle de l’Atrée, du Rhadamisthe, de l’Electre du vieux Crébillon, sur une «reconnaissance» invraisemblable, suivie d’une sanglante « méprise, » je puis même ajouter que Voltaire n’a pas la gloire d’en avoir inventé les ressorts. Je sais aussi qu’en même temps que de Crébillon ou d’Houdart de La Motte, Voltaire, dans Zaïre, s’est inspiré de Racine, de Molière, de Shakspeare : d’Othello, du Dépit amoureux, mais surtout de Bérénice, de Bajazet, de Mithridate. Nos pères aimaient ces combinaisons nouvelles des données classiques, et dans cette manière d’imiter, ils ne voyaient pas de « plagiat, » mais plutôt un hommage aux maîtres de la