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Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 90.djvu/722

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le ministère. Devant le parlement, M. Gladstone ne pouvait contester le bill ministériel dans son principe du rachat des terres, puisqu’il a lui-même admis ce principe il y a quelques années ; il a combattu le bill pour ce qu’il a d’incomplet et d’insuffisant. La lutte a recommencé avec une vivacité nouvelle. Le ministère n’a pas moins retrouvé encore une fois la majorité qu’il a toujours eue jusqu’ici dans les affaires irlandaises. Il a obtenu son bill, et il est certain que, si le mécontentement agraire disparaissait ou s’apaisait en Irlande, ce serait une force de moins pour l’agitation des nationalistes, pour la politique du home rule, devenue la politique des libéraux anglais et de leur illustre chef ; mais on n’en est pas là. L’Irlande, avec son vieux fonds de misères aigries, de ressentimens et de révoltes, peut réserver encore à l’Angleterre bien des surprises.

Ce qui se passe aujourd’hui avec le nouveau bill n’est qu’une phase de cette terrible question irlandaise. À vrai dire, c’est une expérience qui va se faire, dont le succès est loin d’être assuré, et il y a même de plus un fait particulier, caractéristique, peut-être plein d’inconnu, inhérent au système que le gouvernement anglais vient d’inaugurer. Jusqu’ici, les conflits agraires gardaient en Irlande une sorte de caractère local et jusqu’à un certain point personnel. C’était la lutte des paysans contre les détenteurs de la terre, contre les propriétaires, après tout une affaire entre particuliers. Maintenant tout sera changé. Les paysans, sans être beaucoup mieux en mesure de payer ce qu’ils devront pendant bien des années pour le prix de leurs terres, traînant d’ailleurs des arriérés qui n’ont pas été réglés, sur lesquels le bill n’a pas statué, les paysans, peut-être tout aussi pauvres, se trouveront en face de l’état, créancier souverain et omnipotent. Leur résistance deviendra une sorte d’insurrection contre l’état lui-même. Les incidens qui se produiront pourront changer de nature sans être moins violens et d’un ordre moins délicat. En un mot, c’est une expérience, ce n’est pas une solution. On n’en a certainement pas fini, on n’en finira pas de sitôt avec le problème irlandais. Le ministère de lord Salisbury avait déjà cette difficulté, et peut-être s’est-il exposé à s’en créer une autre plus dangereuse encore pour son crédit en se jetant dans une aventure extérieure ingrate où il peut trouver des embarras, des mécomptes, dont il risque de porter la peine devant l’opinion de l’Angleterre.


C . DE MAZADE.