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m’en afflige, car il serait pour nos soldats un bienfait sans pareil : je veux parler de la chaussure. De grands progrès ont été accomplis dans nos armées sous le rapport de l’équipement ; le vêtement est supérieur à celui d’autrefois ; il est ample et commode, c’est un costume de combat et non plus un costume de parade, comme il y a une vingtaine d’années. L’armement, dit-on, est parfait et redoutable ; la coiffure légère a remplacé avantageusement les shakos massifs, les bonnets à poils absurdes qui produisaient peut-être bonne impression dans une revue, mais qui chargeaient inutilement le soldat, l’alourdissaient et le protégeaient peu. Tout cela est bien, et il faut louer; mais la chaussure reste ce qu’elle était : détestable. Je demandais un jour à un vieux brave qui avait fait beaucoup de campagnes et qui avait ramassé ses trois étoiles d’or sur les champs de bataille en Algérie, en Crimée, en Italie : Quelle est l’arme la plus meurtrière? est-ce le fusil, est-ce le canon? Il me répondit : « Pour le fantassin, l’arme la plus meurtrière, c’est le soulier. » Je ne serais pas étonné que cette boutade ne fût l’expression de la vérité. Au mois de mai 1859, j’étais à Suze, lorsque la première brigade de notre avant-garde y arriva après avoir gravi et descendu le Mont-Cenis sur une route excellente. On avait beau « battre la boiteuse, » les hommes éparpillés, appuyés sur des bâtons, se traînant, oscillaient plutôt qu’ils ne marchaient, éclopés, écorchés au talon, car, avant la première étape de montagne, on avait commis l’imprudence de leur faire chausser des souliers neufs. L’état de cette troupe désunie était si lamentable, qu’elle n’eût été capable que de bien peu de résistance si l’ennemi lui eût barré le chemin. A la vue de ses soldats désemparés, le général Bouat, qui les commandait, eut un accès de colère que termina une attaque d’apoplexie foudroyante.

On peut offrir et donner une récompense nationale à celui qui inventera la chaussure du soldat, — soulier, demi-botte napolitaine, brodequin ou botte montante;-— Cette récompense, fût-elle de plusieurs millions, ne sera jamais équivalente au service rendu. Bien souvent, en campagne, le soldat manque de chaussure et n’en souffre que plus. En Italie, à une demande de 150,000 paires de souliers, on répondit que l’on n’en pouvait livrer que 10,000. Je voudrais que la Société de secours aux blessés, qui, en tant de circonstances, a témoigné de son esprit d’initiative et de son intelligence, mit à l’étude la question de la chaussure du fantassin; je voudrais qu’elle ouvrît un concours, sous l’invocation de saint Crépin et de saint Crépinien, d’où sortirait peut-être le modèle rêvé, le modèle entrevu et que nul encore n’a pu réaliser. Le prix de revient devrait être déterminé avant toute autre condition, car le bon marché s’impose aux fournitures soldées par