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Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 90.djvu/777

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de contre-marches, de dynamite, de projectiles, d’extermination. Si on les rappelle à des sentimens d’humanité, ils sont tentés de répondre, comme Frédéric le Grand à l’intendant Séchelles : « c’est le royaume des cieux qui se gagne par la douceur, ceux de ce monde appartiennent à la force[1]. » Et cependant qui de nous n’a rêvé de paix et de fraternité universelles; quel cœur, si endurci qu’il soit, si désillusionné, n’a battu à la pensée que les égorgemens prendaient fin et que la guerre irait retrouver dans les catacombes du passé les sacrifices humains des cultes disparus? Je disais cela à un vieux moraliste morose qui, du haut de sa misanthropie, contemple les événemens, comme Siméon le Stylite, du haut de son pilier, regardait passer les voyageurs. Il m’écouta, leva les épaules et me répondit : « Lorsqu’il n’y eut que deux hommes sur terre, l’un tua l’autre; quand il n’y en aura plus que deux, le dernier tuera l’avant-dernier et se tuera de désespoir de n’avoir plus personne à tuer. Civilisez la guerre, si vous pouvez ; mais perdez l’espoir de la détruire, elle est le premier besoin de l’homme. »

Civiliser la guerre, cela n’est pas facile, car elle est précisément l’inverse de la civilisation. Ce sera l’honneur de la fin du XIXe siècle de l’avoir essayé, car la convention de Genève est la seule tentative sérieuse à laquelle les peuples se soient ralliés. L’idée émise par le docteur Palasciano, propagée par M. Dunand, développée par M. Moynier, a été successivement adoptée par toutes les nations qui cherchent à se débarrasser des barbaries primitives. Il y a partout rivalité pour le bien; à côté des armées qui s’exercent à tuer selon les règles, on voit la Croix rouge qui s’empresse au salut selon les préceptes de l’humanité. Elle s’élève comme un signe d’espérance derrière les armes qui tonnent comme une promesse de mort; elle s’associe à la guerre pour en diminuer les horreurs; elle est à la fois un secours et une protestation; elle pourrait prendre pour devise la parole de Xénophon : « Il est plus glorieux de se signaler par des actes de bonté que par des talens militaires ; ceux-ci n’éclatent que par le mal que l’on fait aux hommes, ceux-là se manifestent par le bien qu’on leur fait[2].» Entre la guerre et la Croix rouge, l’émulation est vive; plus l’une s’efforce de détruire, plus l’autre s’ingénie à sauver. Le jour où je lisais dans le Moniteur universel : « Des expériences d’une nouvelle matière inflammable, très utile en temps de guerre, ont eu lieu hier. Le nouveau produit, enfermé dans des cartouches et lancé à de grandes distances, propage l’incendie autour de lui avec une rapidité incroyable » (25 avril 1884), je lisais dans un autre journal que l’on

  1. Cité par le duc de Broglie : Frédéric II et Marie-Thérèse, tome II, page 198.
  2. Cyropédie, VIII, 4,