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sans biens, sans famille, sans occupations, dépaysé à Lausanne, en terre protestante. Que vouliez-vous qu’il fît ? Écrire est une façon d’agir. C’est une façon aussi de ramasser ses idées en les exprimant, quand, sous le coup des événemens, on sent comme le besoin de s’en rendre compte plus précisément et rigoureusement qu’à l’ordinaire. Il écrivit les Considérations. Comme tous les esprits qui sont surtout des machines de précision appliquées à la logique, dès son premier volume il se donnait tout entier. Le patricien intelligent, sans orgueil sot, sans puérilité, sans aveuglement, sachant se rendre compte des choses ; mais le patricien convaincu, entier, tranchant, capable d’accommodement dans la pratique, mais non de transaction dans les idées, se manifestait complètement. Nous pouvons déjà le considérer d’ensemble.

Unité, continuité, c’est tout de Maistre. — Un état est un corps qui doit obéir à une intelligence unique pour rester un, et à une pensée traditionnelle pour continuer d’être. Il doit recevoir la vie d’un centre, et non essayer de constituer sa vie par le concours de cent mille volontés particulières. Ce concours ne peut pas exister ; car consulter le peuple, ce n’est pas faire concourir les volontés particulières, ce n’est que les compter ; et une addition n’est pas un organisme. Vous comptez 50,000 suffrages dans un sens, 49,000 dans un autre, à quoi arrivez-vous ? À régulariser l’oppression de 49,000 citoyens, qui, du reste, peuvent être les meilleurs, et à rien autre. Ce n’est pas même une addition, c’est une soustraction : vous vous demandez à intervalles égaux combien de citoyens vous pouvez bien retrancher du corps social et priver, pour ainsi dire, de cité. Votre système de gouvernement est une organisation de l’ostracisme.

Du reste, vous qui ne savez que compter, que comptez-vous ? Des volontés ? À peine. Des raisons ? Jamais. Vous comptez des velléités et des instincts. La pluralité, c’est le peuple, et le peuple, c’est ce qui n’est pas la raison ; car c’est ce qui n’est ni un ni continu. C’est la diversité, c’est la dispersion et c’est le caprice. Vous avez de singuliers abus de termes ; vous confondez mandataire et représentant du peuple. Mais le représentant est précisément un homme qui représente celui qui ne peut donner de mandat. « Tous les jours dans les tribunaux, l’enfant, le fou et l’absent sont représentés par des hommes qui ne tiennent leur mandat que de la loi : or le peuple réunit éminemment ces trois qualités ; car il est toujours enfant, toujours fou et toujours absent. » — Ah ! si les hommes étaient des quantités mathématiques, elle ne serait pas mauvaise, votre politique par comptabilité. Si les hommes étaient tous semblables, tous ayant mêmes droits (et pour qu’ils eussent mêmes droits il faudrait qu’ils eussent même intelligence), mêmes devoirs (et pour qu’ils eussent devoirs égaux, il faudrait qu’ils eussent