Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 90.djvu/852

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

déclaration du droit que l’homme a de penser en dehors de la pensée de l’état, ce qui est, ce me semble, la grande invention du christianisme et l’affranchissement qu’il a apporté ; son christianisme est terreur, obéissance passive et religion d’état. Cela n’est pas si loin des religions antiques, et l’on peut comprendre que le christianisme de de Maistre ne soit qu’un paganisme un peu « nettoyé. »

C’est qu’il y a au moins deux grandes manières de comprendre le christianisme : les uns y voient surtout un principe d’individualisme, l’homme enfin un peu indépendant de la cité politique, à titre de membre de la cité de Dieu, l’homme, une fois quitte de ce qu’il doit à César, ayant à lui, libre et sans servitudes, le domaine de sa pensée religieuse ; et rien n’est plus éloigné de la pensée de de Maistre, qui a tout individualisme en horreur et tout droit de l’homme en suspicion ; — Les autres y voient surtout un principe d’unité, une grande association humaine rattachant tous les peuples à un centre, et ramassant l’humanité, une Rome divine ; et de Maistre voit surtout cela, ne voit presque uniquement que cela. Païen, non, mais Romain jusqu’au fond de l’âme. Son patriciat gardien des « vérités conservatrices et de la religion, — auspida suat patrum, — » est une idée toute romaine ; cette papauté, magistrature des rois et des peuples, c’est un César spirituel. Figurez-vous un patricien romain du Ve siècle qui n’a rien compris à Jésus, mais que les circonstances ont fait chrétien, sans changer le fond de sa nature ni le tour de ses idées, qui apprend que l’empire est détruit, qu’il n’y a plus dans le monde que des souverainetés partielles et locales, qui, dans le trouble où le jette un tel désordre, s’écrie : « Il reste l’évêque de Rome pour représenter et pour refaire l’unité du monde ! » et aux yeux de qui le christianisme n’est pas autre chose ; vous ne serez pas très éloigné d’avoir une idée assez nette de la pensée de Joseph de Maistre ; et c’est son originalité infiniment curieuse d’avoir l’esprit ainsi fait au commencement du XIXe siècle. Il est quelque chose comme un prétorien du Vatican.

Voulez-vous une preuve : il n’aime pas les Grecs. Quand on lit ce chapitre égaré dans un livre de théologie (Pape IV, 7), on s’écrie : « Je m’y attendais. » Certes, il ne faut pas opposer les Grecs aux Romains comme l’individualisme à l’omnipotence de l’état ; les Grecs ont eu leurs religions d’état comme les autres ; ils n’ont point eu l’idée de la liberté individuelle et de la liberté de conscience ; l’individualisme est chose toute moderne ; mais enfin ils ont eu des tendances individualistes, ne fût-ce que parce qu’ils avaient des hommes de génie et de génie original. L’esprit est un terrible principe d’individualisme, parce qu’il constitue des personnalités ; la sottise a toujours quelque chose de collectif. Les Grecs aimaient à penser individuellement. C’en est assez pour que de Maistre les déteste.