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Vers onze heures, le voile se déchire par places ; çà et là commence à paraître le vide clair, le vide bleu, — Et l’espoir me revient d’être reçu par la souveraine. Du reste, à la gare d’Yokohama, au départ de midi, il y a quelques diplomates en habit et cravate blanche (ministres des légations européennes), et quelques dames en toilette de visite parée : des invités à la fête, qui ont confiance, eux aussi, dans le beau temps et qui se rendent.

Une heure de chemin de fer, en compagnie d’une belle et charmante ministresse, presque française, qui, par flatterie pour l’impératrice, a orné son manchon en peau d’oiseau rare d’un bouquet de chrysanthèmes bruns, jaunes et violets, assortis aux trois tons de sa robe de velours. Et nous débarquons à Yeddo par un radieux soleil d’automne, qui brille maintenant dans un ciel sans nuages.

Et comme l’aspect des Choses est changé depuis hier ! Tout ce peuple, qui ne verra rien de la fête mystérieuse des grands, fait aujourd’hui la sienne dehors, sous la belle voûte bleue d’où l’eau ne tombe plus. Le long des rues pleines.de monde, il y a une foire sans fin étalée par terre, des bonbons, des moulins à vent, d’inimaginables jouets, des masques de monstres ou des masques de renards sacrés. Et des chrysanthèmes, des chrysanthèmes partout ! Les petits enfans innombrables, joyeux dans leurs belles robes bigarrées, se promènent par troupes en se donnant la main. Les diaboliques saltimbanques s’agitent sur des tréteaux, au son des gongs, des claquebois et des flûtes. Les boutiques ont déployé au vent leurs oriflammes multicolores, leurs dragons rouges, leurs chimères bleues, leurs affiches extravagantes hissées sur de longs bambous ; l’air est plein de découpures et de bariolages, en étoffe ou en papier, qui s’agitent et flottent. Et toujours des chrysanthèmes : des chrysanthèmes en gerbes roses dans des vases de bronze; des chrysanthèmes en guirlandes blanches devant des maisons; des chrysanthèmes entre tous les petits doigts et dans tous les chignons des mousmés rieuses...

Mais comme c’est loin, ce palais d’Akasaba, où nous allons ! Mes coureurs s’essoufflent, et nous n’arrivons pas. Les rues se succèdent, et les foules compactes, et les grouillemens humains sur les places ; puis viennent des endroits tranquilles, des terrains déserts, des étangs, des avenues ombreuses ; — Et de nouveau des rues, du monde, des chrysanthèmes, des saltimbanques, d’assourdissantes musiques...

Et, enfin, dans un quartier où je n’étais pas venu, sur une hauteur isolée, nous voici en face d’une muraille basse, grise et triste, inclinée en dedans comme un solide rempart, et indéfiniment prolongée dans le lointain comme une enceinte de ville. Il paraît que c’est là.