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Mais pour justifier sa conversion à ses propres yeux, il entendait ne se rallier qu’à une royauté populaire, à une monarchie démocratique jusqu’à la moelle des os. Tant qu’il fut dans l’opposition, il se montra l’intrépide partisan de toutes les réformes et l’infatigable avocat de toutes les libertés. Il demandait à cor et à cri qu’on fit des économies, qu’on allégeât les charges publiques, que les taxes sur la consommation fussent remplacées par un impôt progressif sur la rente. Il voulait que le souverain fût tenu en tutelle et que l’emploi de la liste civile fût soumis au contrôle du parlement. Il voulait l’indépendance de la province et du municipe, et que toute commune élût librement son conseil et son syndic. Il désirait que les grands commandemens militaires fussent abolis, et que les armées permanentes se transformassent par degrés en milices nationales. Devenu ministre, M. Crispi ne s’occupe pas de diminuer les impôts, mais de les augmenter ; il a l’humeur magnifique, ne regarde jamais à la dépense. Si quelqu’un s’avisait de demander la transformation de l’armée italienne en milice, il aurait bientôt fait de le frapper de sa foudre et de le réduire en cendres. Ajouterons-nous que ce tribun, qui plaidait jadis avec une brûlante éloquence la cause des peuples opprimés et maudissait les conquérans, ne s’est fait aucun scrupule de garantir à l’Allemagne la possession de l’Alsace-Lorraine, que ce conspirateur militant, qui porta la chemise rouge, se glorifie aujourd’hui de figurer parmi les gendarmes de l’Europe ? Il déclare que les regrets sont un crime, et il dit à l’espérance : On ne passe pas.

On lit dans une brochure qu’il publia, en 1876, « que les autoritaires parlent volontiers des droits de l’état, que l’état n’a point de droits et ne peut en avoir, que le peuple seul en a, qu’il est le vrai souverain. » Aujourd’hui, M. Crispi est si convaincu des droits de l’état que par sa nouvelle loi provinciale et municipale, il interdit aux communes qui ne sont pas des chefs-lieux de province ou d’arrondissement de nommer leurs syndics ou maires, et que c’est lui qui se charge de les choisir à sa convenance. C’est encore en alléguant la raison d’état qu’il s’est opposé formellement à l’abolition de l’ammonizione. En vertu de cette étrange institution italienne, tout individu qui a quelque peccadille sur la conscience ou qu’on soupçonne d’avoir de mauvaises pensées, de mauvais sentimens, est mandé chez le préteur ou juge de paix, et le préteur l’avertit, l’admoneste. Désormais, cet homme averti est soumis à la surveillance de la police, astreint à une résidence fixe, et peut être arrêté sans motif. Assurément, cette institution peu libérale ne figurait pas dans cette fameuse « bible du progrès » où M. Crispi puisait jadis le texte de ses sermons politiques. Lors de la visite de l’empereur Guillaume II, des centaines d’avertis ont été mis à l’ombre, parce qu’on leur prêtait le dessein de troubler par quelque manifestation