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rouge ni servi sous Garibaldi, que ses antécédens et ses principes ne le gênaient point, qu’on peut être ou se dire jacobin et avoir la souplesse courtisane, que, si jamais il redevenait ministre, on lierait facilement partie avec lui.

Ces voyages, enveloppés d’un savant mystère, frappaient, intriguaient les imaginations italiennes. On se disait : « Il est plus fort que nous ne pensions, et que sait-on ? les grandes amitiés qu’il a conquises nous seront peut-être utiles. » En 1877, pendant les vacances parlementaires, M. Crispi visita presque toutes les capitales de l’Europe et tous les endroits où l’on rencontre de grands personnages. Il se rendit à Salzbourg, à Gastein, à Londres, à Berlin, à Vienne, à Pesth. Les uns prétendaient qu’il avait reçu une mission du cabinet Depretis-Nicotera, d’autres qu’il se l’était fait donner, d’autres qu’il se l’était donnée à lui-même. Il conféra avec lord Derby, avec le comte Andrassy ; il eut deux longs entretiens avec M. de Bismarck, qu’il avait déjà vu et qu’il s’était promis de revoir aussi souvent que possible. Il avait compris que c’était par le chancelier de l’empire allemand qu’il arriverait au pouvoir et qu’il s’y maintiendrait. A peine devenu président du conseil, il a couru à Friedrichsruhe, peu après il y retournait. Le traité d’alliance avec l’Allemagne n’était pas son œuvre, il a voulu le retoucher pour lui donner sa marque, et il tenait au surplus à resserrer les nœuds d’une amitié précieuse, qui lui procure à la fois de grands avantages et de vifs plaisirs d’amour-propre. M. de Bismarck sait que M. Crispi est entièrement à sa dévotion, et les députés italiens sont certains ou presque certains qu’ils ne pourraient voter contre M. Crispi sans mécontenter M. de Bismarck, sans s’exposer aux attaques de ses journaux, véritable meute aboyante et dévorante qu’il lance aux trousses de quiconque dérange ses combinaisons.

Les Français qui accusent M. Crispi de gallophobie lui font tort. Il n’a pour la France ni amour ni haine, et il vivra bien ou mal avec nous selon les occurrences et surtout selon les instructions qu’il recevra de Berlin. A la vérité, il avait eu, en 1882, l’idée bizarre d’engager les Italiens du nord et du midi à se joindre à lui pour glorifier « les hauts faits, les grandes victoires de leurs pères, » en célébrant avec éclat le sixième anniversaire des vêpres siciliennes. Il aurait dû considérer que, quels que fussent au XIIIe siècle les griefs de la Sicile contre les Provençaux, qui du reste n’étaient pas encore des Français, un massacre n’est pas un haut fait, qu’il ne convient guère à un homme d’état de fêter une boucherie où ne furent épargnés ni les enfans ni les femmes, que cette façon de se débarrasser de ses ennemis, quand elle se tourne en habitude, n’est pas une méthode à encourager, qu’antérieurement déjà, en 1198, les Siciliens, irrités contre