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pouvons bien préférer, pour notre usage personnel, un roman qui nous amuse à celui qui nous ennuie, mais d’ailleurs nos jugemens n’ont rien de commun avec nos préférences. La preuve en serait, s’il en fallait une, qu’il n’y a jamais eu qu’une voix pour mettre l’Assommoir au-dessus de tous les autres romans de M. Zola, sans en excepter l’Œuvre ni le Rêve, qu’il écrivait « pour les jeunes filles ; » et parmi les romans de M. de Goncourt, nous n’hésitons pas à mettre la Faustin, par exemple, ou Chérie, qui se passe « dans le plus grand monde, » fort au-dessous de Germinie Lacerteux. C’est une question d’exécution, avant d’être une question de morale. Beaucoup moins dégoûtés que les naturalistes eux-mêmes, nous nous intéressons à une foule de choses qui ne les intéressent point, que peut-être même ne comprennent-ils pas, mais nous ne sommes point incapables pour cela de nous intéresser à celles qui les intéressent uniquement, telles que l’amour d’un zingueur pour une blanchisseuse, et l’aventure d’une cuisinière avec un peintre en bâtimens. Ou plutôt, si quelquefois, ici même, on leur a fait un reproche, n’est-ce pas de manquer de sympathie, d’indulgence et de pitié pour les « humbles » dont ils nous racontaient les histoires ? Ni les Anglais ni les Russes, évidemment moins aristocrates que nos romanciers bourgeois, n’ont commis cette faute…

Mais ce que nous disons, et ce qu’on ne saurait trop redire, ce que M. de Goncourt ne semble pas vouloir entendre, non plus d’ailleurs que M. Daudet ou que M. Zola, c’est uniquement ceci : que le théâtre est un art particulier, dont il faut commencer, comme de tous les arts, par connaître le métier, le maniement, si je puis ainsi dire, avant de l’aborder ; — un art, qui a ses lois, ses conditions, ses conventions, si l’on préfère ce mot, mais ses conventions nécessaires, puisqu’elles sont tirées de sa nature ou de son objet même ; — et un art enfin dont l’instinct ou le sens, comme on voudra les appeler, ne s’acquièrent pas plus, quand on ne les a pas apportés en naissant, que ce don de voir qui fait les peintres, ou cette qualité d’imagination qui fait les poètes et les romanciers. Oh ! je le sais bien, M. de Goncourt n’en veut pas convenir, ni l’auteur de la Curée, ni celui des Rois en exil ; et je vous en dirai les raisons. Romanciers à succès, tout étonnés d’abord, et ensuite vexés, irrités, furieux d’avoir échoué sur les mêmes scènes où réussissent tous les soirs les Bisson, les Valabrègue et les Ordonneau, ils ont commencé par nier qu’il y eût un sens du théâtre (puisqu’ils ne l’avaient pas), et maintenant ils essaient d’en dégoûter ceux qui l’ont. Incapables qu’ils sont de soumettre aux exigences de l’action dramatique leur façon de voir ou de concevoir la vie, quand il était si simple pour eux de s’en tenir à leurs romans, ils ont essayé de prouver que le théâtre est un art inférieur (puisqu’ils n’y réussissaient pas), et,