Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 91.djvu/223

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

maintenant, pour le relever, ils nous proposent de les aider à l’achever de détruire. Et ce qu’il pouvait y avoir enfin de « scénique, » dans leur Assommoir ou dans leur Germinie Lacerteux, ils l’ont eux-mêmes gâté ou abîmé de leurs propres mains (puisqu’ils ne le soupçonnaient pas), et maintenant c’est leur maladresse même qu’ils tâchent d’ériger en principe d’un art nouveau. Mais ils eussent mieux fait d’examiner si ces préjugés de théâtre, comme ils les appellent, n’avaient pas quelque raison d’être, au lieu de croire, ou d’affecter de croire, qu’établis par le hasard, c’est la routine qui les perpétue. Car peut-être alors se fussent-ils aperçus que, si le roman était le théâtre, et si le théâtre était le roman, il n’y aurait, à proprement parler, ni roman ni théâtre, mais une forme unique et indivise de l’art. Et, en creusant un peu davantage, ils eussent enfin pu Voir qu’au sein de cette forme unique la distinction des deux genres ne se fût pas opérée, si ce n’était que nous allons demander au théâtre, — et eux aussi, — un genre de plaisir assez différent de celui que le roman nous procure.

Éclaircissons un peu ce paradoxe, qui devrait être un lieu-commun. De diviser, par exemple, une pièce, au lieu de cinq actes, en dix tableaux, il semble que cela ne soit rien ; et, en effet, cela ne serait rien, ou cela ne serait qu’une mauvaise plaisanterie, si le mot de « tableau » n’était, comme on l’a paru croire, qu’un synonyme plus ambitieux des mots « d’acte » ou de « scène. » Mais il veut dire quelque chose de plus, et surtout quelque chose d’autre. Le » tableau, » tel du moins qu’on l’entend dans l’école naturaliste, avec la diversité de ses accessoires, qui le particularisent, et la netteté de son cadre, qui l’isole, est complet en lui-même, indépendant de celui qui le précède et de celui qui le suit, tellement indépendant que, de Germinie Lacerteux, on a pu, sans qu’il y parût, — l’histoire dit même avec avantage, — en retrancher déjà jusqu’à trois. On en pourrait retrancher cinq, on en pourrait retrancher dix qu’il n’y paraîtrait pas autrement ; et on les remplacerait par dix autres, que ce serait toujours la même pièce. Il n’y a pas plus de liaison entre eux, — j’entends de liaison nécessaire, — qu’entre les épisodes successifs d’un roman à tiroirs, le Diable boiteux de Lesage ou le Pendennis de Thackeray ; il n’y en a pas plus qu’entre une série d’estampes de Daumier ou de Gavarni, comme les Propos de Thomas Vireloque ou les Souvenirs du bal Chicard. Retranchez, ajoutez, transposez, c’est toujours le Diable boiteux, toujours le Bal Chicard, et toujours aussi Germinie Lacerteux. Seulement si cette liberté, cet imprévu, cette fantaisie de la composition, font quelquefois le charme du roman, rien n’est plus contradictoire à la nature de la représentation dramatique, pour une foule de raisons, dont on me permettra de ne retenir que la principale.

J’ose dire qu’elle est merveilleusement simple, puisqu’elle se