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Rome, ou même en Italie. Qu’importe ! Ces fils des nations vaincues avaient depuis longtemps oublié la colère et la haine qui animaient leurs pères. Ils n’étaient plus touchés que des bienfaits d’une domination qui leur donnait la civilisation et la paix. Devenus Romains de cœur, comme de nom, ils n’entrevoyaient pas dans l’avenir de plus grand malheur que de cesser de l’être.

Chez Prudence, ces sentimens nous surprennent un peu plus que chez les deux autres : d’abord nous ne pouvons nous empêcher d’être étonnés de le trouver si Romain après l’avoir vu si Espagnol tout à l’heure. Je crois avoir montré qu’il aimait beaucoup le pays où il était né mais la tendresse qu’il éprouvait pour la petite patrie n’affaiblissait pas en lui l’amour de la grande. Il est certainement fort heureux de parler de Barcelone ou de Saragosse, et de célébrer mes saints dont elles s’honorent ; mais au-dessus de toutes ces villes chéries auxquelles l’attachent les habitudes et les amitiés, il y en a une qui plane et domine, qui, quoique aperçue de plus bas et de moins près, comme dans un nimbe rayonnant, ne tient pas une moindre place dans ses affections : c’est Rome. Il la saluait de loin, avant de la connaître : « Trois, quatre et sept fois heureux, disait-il, celui qui habite la grande ville ! » Ce fut plus tard une des joies de sa vie de pouvoir la visiter, et surtout de la trouver chrétienne. Elle avait longtemps résisté à la foi nouvelle, mais elle venait enfin de s’y laisser vaincre. « Les lumières du sénat, disait Prudence, ces grands personnages qui se réjouissaient d’être flamines ou luperques, baisent maintenant le seuil du temple des apôtres et des martyrs. Le pontife, qui portait les bandelettes sacrées, est marqué au front du signe de la croix, et devant l’autel de saint Laurent s’agenouille Claudia la vestale. » C’était une grande conquête, la dernière qui restât à faire au christianisme. Personne ne s’en réjouit plus que Prudence : elle lui permettait de se livrer sans aucun scrupule à l’affection que Rome lui inspirait. — Après cela, on se demandera peut-être comment ce respect et cet amour pour la vieille capitale du monde pouvaient s’accommoder du réveil des nationalités vaincues et de la renaissance de l’esprit provincial dont j’ai dit quelques mots tout à l’heure. Il me serait malaisé de le dire ; mais je crois bien que Prudence et beaucoup de ses contemporains, qui pensaient comme lui, ne trouvaient pas le problème aussi difficile que nous. Ils voulaient devenir Gaulois ou Espagnols, mais ne pas cesser d’être Romains, et je suppose qu’ils imaginaient, — c’était peut-être un rêve, — une situation politique où les divers peuples jouiraient de leur indépendance, sans compromettre tout à fait l’unité de l’empire.

Une autre raison qui rend cette passion pour Rome plus