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sans amour et sans but, s’était abandonnée aux études mortes, et qui, dans de telles nuits de tempête, s’éveilla et se trouva, frissonnante, seule dans le monde, comme dans une vaste bruyère enveloppée par la nuit et fouettée par le vent.

Dans les longues soirées d’automne, j’allais parfois à la taverne, au coin de la rue. J’y fis quelques connaissances, entre autres celle d’un médecin taciturne et d’un employé des douanes très bavard. C’était avec eux que je causais jusqu’à dix heures, puis je rentrais paisiblement.

Et, dans mon sommeil, j’entendais les douces notes plaintives de Palestrina, jouées par les mains tremblantes du docteur Irnerius ; les notes se renforçaient, devenaient de plus en plus puissantes. Je me dressais en sursaut sur mon lit, éveillé de ce sommeil fiévreux ; j’allumais la bougie, et, les yeux du portrait se mettaient à me regarder avec fixité et d’un air grave.

Ô yeux merveilleux ! où étiez-vous ? Un regard vivant devait-il jamais vous animer ? Une âme vivante devait-elle jamais vous prêter son doux éclat ? Deviez-vous jamais vous attacher sur moi, pleins de promesses de bonheur ?

Mais quelles idées avais-je ! Pouvais-je souhaiter un événement qui m’eût rempli de terreur, qui m’eût certainement rendu fou ?

J’étais nerveux, excessivement nerveux. J’étais malade. Si seulement je n’eusse pas été aussi solitaire ! La solitude, c’était la cause de la maladie qui m’envahissait. Je n’avais pas d’ami. Je n’en voulais pas. Je ne cherchais pas les occasions de me lier. D’autres jeunes gens ont des passions, des déceptions, quelquefois des chagrins.

Avoir des chagrins ! Pour cela il faut aimer, et qui devais-je aimer ? Il y avait assez de jeunes filles ; mais quand on aime, il faut que le cœur parle, et mon cœur n’avait jamais parlé. Et si j’avais aimé, je n’aurais jamais osé le dire.

Je m’enfonçais dans mes oreillers. J’aurais voulu pleurer. Dehors, le vent d’automne ululait ; il était pris dans la ruelle étroite et ne pouvait plus en sortir ; et il beuglait, faisait rage, et secouait tout avec fureur.

La tempête du dehors était-elle plus forte que celle qui agitait mon âme ? Est-ce que la folie du vieillard m’avait saisi ? Ou la folie d’un mourant peut-elle rendre possible l’impossible ? Le portrait en face de moi allait-il donc s’animer ? L’accomplissement de la prophétie du vieillard et la révélation du secret de cette maison mystérieuse s’approchaient peut-être sur les ailes de l’ouragan ? Là, un cliquetis des vitres, un frôlement dans le couloir, le bruit des vers qui rongeaient les lambris, et la bougie s’éteignait dans un