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l’une après l’autre, trois cours immenses où sont parqués en de petites cases les hommes, boulangers, savetiers, marchands divers, et, sous des arcades, les bêtes. Quelques cellules propres, avec des lits et des nattes, sont réservées pour les passans de distinction.

Sur le mur de la terrasse, deux pigeons blancs argentés et luisans nous regardent avec des yeux rouges qui brillent comme des rubis.

Les chevaux ont bu. Nous repartons.

La route maintenant se rapproche un peu de la mer, dont nous découvrons la traînée bleuâtre à l’horizon. Au bout d’un cap, une ville apparaît, dont la ligne longue, droite, éblouissante sous le soleil couchant, semble courir sur l’eau. C’est Hammamet, qui se nommait Put-Put sous les Romains. Au loin, devant nous, dans la plaine, se dresse une ruine ronde qui, par un effet de mirage, semble gigantesque. C’est encore un tombeau romain, haut seulement de 10 mètres, qu’on nomme Kars-el-Menara.

Le soir vient. Sur nos têtes le ciel est resté bleu, mais devant nous s’étale une nuée violette opaque derrière laquelle le soleil s’enfonce. Au bas de cette couche de nuages s’allonge sur l’horizon et sur la mer un mince ruban rose, tout droit, régulier, et qui devient, de minute en minute, de plus en plus lumineux à mesure que descend vers lui l’astre invisible. De lourds oiseaux passent d’un vol lent ; ce sont, je crois, des buses. La sensation du soir est profonde, pénètre l’âme, le cœur, le corps avec une rare puissance, dans cette lande sauvage qui va ainsi jusqu’à Kairouan, à deux jours de marche devant nous. Telle doit être, à l’heure du crépuscule, la steppe russe. Nous rencontrons trois hommes en burnous. De loin, je les prends pour des nègres, tant ils sont noirs et luisans, puis je reconnais le type arabe. Ce sont des gens du Souf, curieuse oasis presque enfouie dans les sables entre les Chotts et Tougourt. La nuit bientôt s’étend sur nous. Les chevaux ne vont plus qu’au pas. Mais soudain surgit, dans l’ombre, un mur blanc. C’est l’intendance nord de l’Enfida, le bordj de Bou-Ficha, sorte de forteresse carrée, défendue par des murs sans ouvertures et par une porte de fer contre les surprises des Arabes. On nous attend. La femme de l’intendant, Mme Moreau, nous a préparé un fort bon dîner. Nous avons fait 80 kilomètres, malgré les ponts et chaussées.


12 décembre.

Nous partons au point du jour. L’aurore est rose, d’un rose intense. Comment l’exprimer? Je dirais saumonée si cette note était