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que Dieu est, sinon parce que nous concevons cela clairement et distinctement. » Descartes répond qu’il n’a pas subordonné à l’existence de Dieu l’évidence immédiate, mais seulement l’évidence de raisonnement, celle en vertu de laquelle nous croyons vrai ce que nous nous souvenons avoir précédemment démontré : c’est donc la certitude de la mémoire plutôt que celle de la raison elle-même que Descartes fonde sur le principe de la véracité divine. Il est douteux que cette explication satisfasse complètement à l’objection du cercle vicieux. En tout cas, Lamennais n’en tient aucun compte, et il voit dans l’appel à la véracité divine l’aveu de l’insuffisance du critérium de l’évidence.

Ainsi, par sa polémique contre la raison individuelle, Lamennais est entraîné à une entreprise logique semblable à celle que l’on a imputée à Pascal ; il reconnaissait lui-même la parenté de ces deux systèmes : « l’ouvrage de Pascal, écrivait-il à son frère en 1817, avant la publication de son livre, doit se retrouver presque en entier dans le mien, et n’en fera pas loin de la moitié[1]. » Cette entreprise commune était d’appuyer la foi sur le scepticisme, de montrer l’impuissance de la raison pour prouver la nécessité de l’autorité. Ne semble-t-il pas entendre la voix de Pascal, lorsque Lamennais nous dit : « Il faut pousser l’homme jusqu’au néant pour l’épouvanter de lui-même. « Il invoque l’autorité de Pascal en citant ce mot célèbre, comme le résumé de sa propre philosophie : « La raison confond le dogmatisme, la nature confond le pyrrhonisme. » On a contesté le scepticisme de Pascal en disant qu’au fond sa philosophie est dogmatique et croyante. Mais n’en est-il pas de même de l’abbé de Lamennais ? Celui-ci ne conteste pas non plus l’existence d’une certitude. Il dit seulement qu’elle n’est pas dans la raison individuelle. Il faut donc la chercher ailleurs, c’est-à-dire dans la raison universelle.

Voici les argumens de Lamennais : 1° le jugement de plusieurs a plus d’autorité que celui d’un seul ; 2° même dans les sciences, le sens commun est encore l’autorité, car les sciences s’appuient sur ce qui est reconnu par tous les hommes. Lamennais oublie de rappeler et d’expliquer les erreurs universelles, par exemple celle de la négation des antipodes et celle de l’immobilité de la terre ; 3° en morale, pour la distinction du bien et du mal, l’accord des opinions vaut mieux que tous les raisonnemens. Ici encore, il eût fallu expliquer les erreurs universelles telles que les sacrifices humains, l’esclavage, la torture, etc. ; 4° quand on n’est pas d’accord, on s’adresse à un arbitre ; 5° l’enfant qui est le plus près de la nature s’en rapporte à l’autorité de ses parens et de ses maîtres ; 6° nous avons

  1. Œuvres inédites de Lamennais, par Blaize (1866), t. I, p. 279.