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tous un penchant invincible à croire à l’autorité du sens commun. Conclusion : le vrai critérium de certitude est dans l’autorité du genre humain, et la certitude croît avec le nombre des témoins. On demande pourquoi la certitude serait dans la société et non dans l’individu. C’est que l’individu n’est pas fait pour lui-même et ne se suffit pas à lui-même. Il est fait pour la société, et il n’est rien sans la société. La vérité est une « production sociale. » Le développement de la raison est dû au développement de la société.

Cette doctrine fût-elle admise, on ne voit pas tout d’abord qu’elle aille au but visé par l’abbé de Lamennais, à savoir de soumettre la raison individuelle à l’autorité et surtout à l’autorité de l’église. Voici par quel lien ces deux doctrines se rejoignent. Si chaque individu ne peut rien décider par lui-même, il faut qu’il se soumette à quelque chose d’antérieur et de supérieur à l’individu : or ce quelque chose est la « tradition, » c’est-à-dire la vérité reçue par le genre humain dès l’origine. L’autorité est donc « la raison universelle manifestée par le témoignage et par le langage. » Mais cette vérité elle-même, d’où vient-elle ? Puisque aucun individu n’a pu la trouver par lui-même, tous ont dû la recevoir d’ailleurs. Elle vient donc d’une source plus haute ; elle est révélée. Cette raison est Dieu. Dieu est la vérité même se manifestant au genre humain, Lamennais admet entièrement la doctrine de Donald sur l’origine du langage ; la raison n’est autre chose que la parole divine. La vérité nous est révélée en même temps que le langage.

Ainsi, c’est parce qu’elle émane de Dieu que la raison générale est infaillible, et nous croyons qu’il y a un Dieu en vertu de la raison générale. N’y a-t-il pas là une pétition de principes analogue à celle que Lamennais reprochait à Descartes ? Dans son chapitre sur Dieu, qui d’ailleurs est fort beau, Lamennais confond, sans s’en douter, deux idées différentes, à savoir, d’une part, que Dieu est prouvé par le témoignage, par le consentement universel, ce qui est fonder Dieu et la vérité sur un fait tout extérieur ; et, d’autre part, que Dieu est la vraie source, le vrai fondement essentiel de la vérité, ce qui est la doctrine de Platon et de Descartes, de Malebranche et de Leibniz, de Bossuet et de Fénelon, c’est-à-dire de tous les grands dogmatistes, lesquels ne reconnaissent cependant d’autre autorité que la raison.

Dans la Défense de l’Essai, Lamennais s’efforçait de répondre aux difficultés soulevées contre son ouvrage. Cette défense, sur quelques points, éclaircit la pensée de l’auteur ; peut-être aussi sur quelques points l’auteur recule-t-il devant les objections. On l’a combattu, dit-il, comme s’il avait soutenu l’impuissance absolue de nos facultés, et on l’a accusé de scepticisme. Mais il n’a pas dit, au moins n’a-t-il pas voulu dire que nos facultés fussent absolument