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MADAME DE CHATEAUBRIAND

C’est un rôle singulièrement délicat que celui qui incombe à la femme d’un auteur célèbre, d’un poète illustre, d’un éloquent philosophe. Dans cette étrange comédie qui est la vie d’un grand homme de lettres, ce n’est pas généralement pour l’épouse que les belles tirades ont été écrites : les passages à effet, les scènes qui enlèvent les applaudissemens des contemporains et qui retiennent l’admiration béate de la postérité, sont accaparés par les rivales, par ce chœur d’héroïnes et d’amantes, plus ou moins sincères et désintéressées dans leur passion, que tout noble écrivain a rencontrées sur sa route, et qui, cédant à la séduction du talent, à l’heureuse puissance du génie, viennent s’offrir à lui, comme Marguerite d’Ecosse déposait l’hommage de son baiser sur les lèvres d’Alain Chartier endormi.

C’est que, par nature, par condition, le personnage de la femme légitime d’un homme devenu public est effacé et ingrat : elle représente la froide raison, les exigences étroites de la vie matérielle, la mesquinerie des soucis domestiques. Au milieu des succès bruyans qui entourent l’auteur à la mode, la célébrité du jour, elle ressemble assez à l’esclave du triomphateur romain, elle est un perpétuel rappel à la réalité, à cette réalité quotidienne qui est presque toujours décolorée, terne, banale, si médiocre et si désolante par tant de côtés!

Il y aurait là, j’imagine, un curieux chapitre d’histoire morale et littéraire à écrire : on montrerait de quelle façon, suivant les temps et les mœurs, les femmes d’écrivains ont interprété le rôle difficile qui leur était dévolu, quel parti elles en ont su tirer, quelle situation