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qu’ayant surpris les deux époux de grand matin, il leur avait tenu ce langage : « Trêve de plaisanterie, ma nièce et mon beau neveu ! vous allez vous marier maintenant et pour tout de bon. » Ce qui fut fait sur l’heure.

Sainte-Beuve qui a, le premier, rapporté ces faits, en a fourni l’explication la plus vraisemblable, celle à laquelle nous nous tiendrons tant que des témoignages nouveaux n’auront pas éclairci ce point : Chateaubriand, qui traversait à cette époque une crise de scepticisme et même d’irrévérence religieuse, n’aurait cherché, en improvisant cette bizarre comédie, qu’à se soustraire à la promesse faite à sa mère de recourir au ministère d’un prêtre non assermenté. En ce cas, ce serait à cette erreur de jeunesse qu’il serait fait allusion dans ces lignes, jusqu’ici inexpliquées, des Mémoires d’outre-tombe : « Le souvenir de mes égaremens répandit sur les derniers jours de ma mère une grande amertume ; elle chargea, en mourant, une de mes sœurs de me rappeler à cette religion dans laquelle j’avais été élevé. »

Quoi qu’il en soit, dès que leur mariage fut régularisé, les deux époux partirent pour Paris. Le séjour qu’ils y firent ne fut pas d’un heureux augure pour Mme de Chateaubriand. En trois mois, elle eut l’avant-goût de toutes les amertumes, de toutes les épreuves que l’avenir lui réservait : immédiatement délaissée pour les relations faciles et brillantes que le jeune chevalier avait nouées à son premier passage dans la capitale, en 1788, la voici presque aussitôt sans ressources. C’est que les fonds emportés pour le voyage sont déjà gaspillés et qu’un envoi d’argent sollicité de Bretagne tarde bien à arriver. Cependant, et comme le besoin presse. Chateaubriand emprunte 10,000 livres à un notaire, qui les lui fournit en assignats; il les risque au jeu et, sur un tour de carte, il perd toute la somme, à l’exception d’une cinquantaine de louis. Le lendemain au lieu de l’argent attendu, il reçoit de Saint-Malo la nouvelle de la confiscation de tous ses biens. Alors, subitement, le devoir d’honneur qui l’appelle à l’armée de Condé se représente à son esprit, et il quitte Paris, laissant Mme de Chateaubriand retourner en Bretagne.

Il arrivait à peine à la frontière que la vicomtesse était arrêtée à Saint-Malo, comme femme d’émigré, et jetée dans les prisons de Rennes. Mme ’de Chateaubriand, la mère, Lucile et Julie ses filles, et deux de ses gendres, partagèrent le même sort. Leur captivité dura jusqu’au 9 thermidor.

Cependant, Chateaubriand était à Londres. Tombé malade dans la retraite des Prussiens après Valmy, abandonné dans un fossé du chemin, il avait pu, à grand’peine, parvenir à Namur, gagner