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de temps après. « Il ne se rendit pas en Bretagne, mais ce fut Mme de Chateaubriand qui, sur ses instances, vint le retrouver à Paris. Cette fois, sa résolution était fermement prise, et la vie commune allait reprendre entre eux, après douze années d’interruption.

C’est donc à cette date de février 1804 que la vicomtesse de Chateaubriand fit son entrée dans la société parisienne, où l’auteur d’Atala tenait la première place. Mme de Beaumont n’y était plus, mais le salon qu’elle avait formé et dont elle avait été l’âme ne s’était pas dispersé. Les personnalités distinguées qui s’étaient groupées autour d’elle étaient restées unies, comme si le charme de son influence eût continué d’agir : c’étaient Joubert, le penseur délicat, au cœur pur et tendre ; Fontanes, poète à ses heures, causeur plein de verve et d’imprévu, critique d’un goût très sûr bien qu’un peu étroit, dévoué à ses affections et du commerce le plus aimable ; Chênedollé, âme rêveuse, nature exceptionnelle dont toute la vie intérieure se concentrait sur un seul sentiment et dans une seule pensée (sa passion pour Lucile) ; Guéneau de Mussy, esprit charmant sous des apparences graves et apprêtées, d’un esprit sérieux, réfléchi et tourné vers la religion ; Molé, nature ambitieuse, froide jusqu’au dédain, mais unissant en lui les dons très rares d’une autorité sans raideur et d’une séduction qui s’imposait; M. Pasquier enfin, très apprécié déjà pour le bel équilibre de ses facultés et les fortes qualités de son caractère. On y voyait aussi, comme femmes, Mme de Duras, Mme de le vis, Mme de Custine et Mme de Vintimille. Introduite dans cette société, Mme de Chateaubriand fut à même de développer dans tous les sens sa nature intelligente, de l’affiner même, de l’aiguiser au frottement continuel de tout ce qu’elle fréquentait de considérable et de distingué.

Pendant la belle saison, M. et Mme de Chateaubriand se rendaient à Villeneuve-sur-Yonne, où Joubert allait, chaque année, chercher un peu de solitude et de repos. Ils y goûtaient, mieux encore qu’à Paris, l’aménité de son esprit, la tendresse ingénieuse de son cœur, son dévoûment à l’amitié, et la philosophie sereine et délicate qui s’exhalait de cette âme haute et pure. Ce fut pendant un séjour chez leur ami qu’ils reçurent la nouvelle de la mort subite de Lucile : elle avait succombé, le 9 novembre 1804, à un mal mystérieux; on pensa même qu’elle s’était tuée. Chênedollé, qui avait conçu pour elle une passion désespérée et qui recevait les confidences de ce cœur blessé, en eut aussi l’idée : « Il me vient, écrivait-il dans ses Souvenirs, une pensée effroyable... Je crains qu’elle n’ait attenté à ses jours... Ayez pitié d’elle, ô mon Dieu, ayez pitié d’elle!.. Elle n’a point trouvé d’âme qui fût en harmonie