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vicomtesse de Chateaubriand une règle de conduite et la plus sûre sauvegarde de sa dignité dans le monde, de déclarer qu’elle n’avait jamais lu une ligne de son mari.

Qu’on veuille bien, en effet, par un simple rapprochement de souvenirs, se rappeler que, toute sa vie durant, Mme de Chateaubriand a été la plus abandonnée, la plus trompée des femmes, et que l’œuvre entière de René n’est que la glorification des infidélités dont elle fut la victime. Tantôt l’allusion aux rivales de l’épouse est voilée et vaporeuse, comme cette « sylphide » qu’il aimait à évoquer, sorte de créature de songe faite de toutes les femmes qu’il avait entrevues ou rêvées : « Il me semble que je vois apparaître ma sylphide des bois de Combourg. Me viens-tu retrouver, charmant fantôme de ma jeunesse? As-tu pitié de moi? Tu le vois, je ne suis changé que de visage ; toujours chimérique, dévoré d’un feu sans cause et sans aliment… Viens t’asseoir sur mes genoux ; n’aie pas peur de mes cheveux, caresse-les de tes doigts de fée ou d’ombre ; qu’ils se rembrunissent sous tes baisers !.. Viens ! emporte-moi comme autrefois, mais ne me rapporte plus. »

Tantôt, au contraire, la vision se précisait, le fantôme prenait corps, l’aveu se faisait indiscret et troublant, comme dans le passage cité plus haut, à propos du voyage d’Orient, comme dans celui-ci encore, où il est fait allusion à la scène grandiose de la prière du soir en mer, dans le Génie du christianisme : « Était-ce Dieu seul que je contemplais sur les flots ?.. Non ; je voyais une femme et les miracles de son sourire ;.. « comme enfin dans le récit de la promenade nocturne où s’attardent, « à la clarté douteuse de la lune, » les deux amans de l’Alhambra, dans le Dernier Abencérage, »

On comprend maintenant que Mme de Chateaubriand ait toujours tenu à paraître ignorer des œuvres qui, par tant de points, avivaient ses plus secrètes blessures. C’était aussi le seul moyen qu’elle eût de couper court à toute allusion maligne, de déconcerter toutes les curiosités.

Et cela nous amène à préciser des contours laissés jusqu’ici dans l’ombre sur le portrait que nous essayons de tracer, c’est-à-dire à définir la vicomtesse de Chateaubriand comme femme et dans l’ordre du sentiment.


III.

Mme de Chateaubriand portait jusque dans les choses du sentiment la mesure qu’elle mettait dans son jugement et dans la pratique de sa vie. Le mot, d’une franchise hardie et presque brutale,