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Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 91.djvu/642

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par lequel Mme du Deffand s’est dépeinte un jour, aurait pu lui être appliqué : « Ni tempérament ni roman. » Mais si elle n’était pas faite pour ressentir la passion avec les grands mouvemens d’âme et les crises morales qu’elle provoque, son cœur, du moins, n’était pas dépourvu de la puissance d’aimer. Et, de fait, elle aima son mari d’un amour profond et raisonné, d’un amour que les désenchantemens ne pouvaient atteindre et qui survécut à toutes les infidélités, parce que l’imagination n’y avait point de part, parce que l’illusion ne l’avait jamais revêtu de son charme, parce qu’il était naturel, sincère et sans mélange. Toute sa correspondance nous révèle la profondeur de son dévoûment et l’inaltérable constance de ses sentimens : « M. de Chateaubriand est parti hier au soir (pour l’Orient), écrit-elle de Venise à la date du 29 juillet 1806. Je le pleure déjà comme mort ; il ne me reste qu’autant d’espérance qu’il en faut pour me donner une agitation plus insupportable que la douleur. » Quelques années plus tard, en 1814, alors que M. de Chateaubriand écrivait sa fameuse brochure de Bonaparte et les Bourbons, elle crut en avoir égaré le manuscrit dans la rue : « Si cette brochure avait été saisie, nous dit-elle, le jugement n’était pas douteux : la sentence était l’échafaud... Je vois déjà le fatal écrit entre les mains de la police et M. de Chateaubriand arrêté ; je tombe sans connaissance au milieu du jardin des Tuileries. De bonnes gens m’assistèrent et ensuite me reconduisirent à la maison, dont j’étais peu éloignée. Quel supplice, lorsqu’en montant l’escalier je flottais entre une crainte qui était presque une certitude et un léger espoir d’avoir oublié de prendre la brochure! En approchant de la chambre de mon mari, je me sentais de nouveau défaillir. J’entre enfin. Rien sur la table. Je m’avance vers le lit; je tâte d’abord l’oreiller; je ne sens rien. Je le soulève et vois le rouleau de papier. Le cœur me bat chaque fois que j’y pense. Je n’ai jamais éprouvé un tel moment de joie dans ma vie. Certes, je puis le dire avec vérité, il n’aurait pas été si grand si je m’étais vue délivrée au pied de l’échafaud, car enfin c’était quelqu’un qui ni était plus cher que moi-même que j’en voyais délivré. » Elle écrivait encore, en 1818, en relevant d’une maladie : « M. de Chateaubriand est à la messe ; j’ai peur quelquefois de le voir s’envoler vers le ciel, car, en vérité, il est trop parfait pour habiter cette mauvaise terre et trop pur pour être atteint par la mort. Quels soins il m’a prodigués pendant ma maladie! Quelle patience! quelle douceur! Moi seule je ne suis bonne à rien dans ce monde. Cependant, quand on ne vaut rien du tout, on n’a pas des amis comme ceux que j’ai... » Enfin, dans les dernières années, quand l’époque de la gloire et des succès fut passée, quand la vieillesse fut venue pour celui qui avait tant demandé à la vie et qui en avait