Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 91.djvu/682

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la vie, de quel état des âmes chrétiennes, ou de quelle crise de la foi le Génie du christianisme, les Pensées ou l’Institution chrétienne peuvent être contemporains, ne verra-t-on pas bien qu’il fallait, pour que Chateaubriand pût écrire son livre, que Pascal eût écrit le sien, comme aussi que Pascal ne pouvait pas écrire ses Pensées au XVIe siècle, mais seulement après la révolution religieuse dont l’Institution chrétienne demeure l’expression? Je ne dis rien de vingt autres moyens, plus contingens et plus particuliers, qu’il y aurait de dater les œuvres, comme les allusions ou les renvois que fait Chateaubriand lui-même au livre des Pensées; ou comme encore cette conciliation dont il semble que les Pensées, si Pascal les eût achevées, dussent être le suprême effort, entre la dureté du dogme calviniste et la douceur d’une religion plus appropriée à la faiblesse humaine.

On voit également par là combien d’autres questions se trouvent enveloppées dans les questions de pure philologie. On demande si Moïse est le rédacteur de l’Hexateuque. Évidemment, c’est demander si Moïse a existé. On demande si les Psaumes qui nous sont parvenus sous le nom de David, et l’Ecclésiaste sous celui de Salomon, sont ou ne sont pas effectivement de David et de Salomon. C’est encore une autre question ; et l’existence de Salomon, comme celle de David, étant d’ailleurs absolument certaine, il s’agit de savoir si le contenu de l’Ecclésiaste et des Psaumes répond à ce que nous savons de David et de Salomon, de leur histoire, de leur personne, de leur caractère, du temps où ils vécurent. Mais, à leur tour, si l’Hexateuque ou les Psaumes représentent manifestement des états différens de la pensée religieuse, ou si les Livres historiques et les Livres prophétiques en représentent de contradictoires, c’est peu de chose que de le constater ou de les définir, et ce qui importe, c’est de montrer comment, par quelles transitions insensibles ou quelles brusques révolutions, sous l’influence de quelles circonstances du dehors, par quel travail d’elle-même sur elle-même la pensée religieuse a évolué de l’Hexateuque aux Psaumes, ou des Livres historiques aux Livres prophétiques. De telle sorte qu’à mesure que le problème philologique se précise, il s’élargit, pour ainsi dire ; les questions se transforment, et en se transformant elles s’élèvent ; de la solution qu’on en donne sortent des questions nouvelles, qui en engendrent d’autres à leur tour ; la discussion s’en mêle au récit, ou plutôt ne fait qu’un avec lui ; et ainsi, sans que l’historien paraisse y songer, tandis qu’il n’a l’air que de contrôler des dates et d’interpréter des textes, qu’il semble mettre même une espèce de coquetterie à s’enfermer dans le rôle étroit d’un peseur juré de syllabes, l’histoire entière d’Israël se défait, se refait, se recrée sous nos yeux, se déroule, avec ses