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Couchés sur des lits d’ivoire,
Étendus sur leurs divans,
Nourris d’agneaux pris dans le troupeau (des indigens],
De veaux arrachés à l’étable (du pauvre],
Ils boivent le vin aux lèvres des amphores,
Ils s’oignent d’huiles de choix,
Et ne souffrent rien des maux de Joseph.


C’est eux qui ont remporté la première et peut-être la plus grande victoire « que les hommes de l’esprit aient jamais remportée ; » et c’est eux enfin qui, par une transposition hardie des souvenirs de l’âge patriarcal, mettant le passé dans le futur, ont animé les espérances et l’effort de l’humanité vers la réalisation du royaume de Dieu.

« Gloire au génie hébreu ! » s’écrie ici M. Renan, qui ne se dissimule point, qui s’empresse même, — et peut-être un peu trop, — De montrer les dangers de cette étroite alliance ou de cette confusion de la morale et de la religion. Car, sont-ils aussi grands qu’il le croit ? et, de fonder la morale sur la religion, ou de donner la religion pour sanction à la morale, pourquoi veut-il que cela mène inévitablement à la théocratie ? « Mieux vaut, dit-il à ce propos, le soldat que le prêtre, car le soldat n’a aucune prétention métaphysique ; » et M. Renan raisonne comme si, le gouvernement du prêtre était une conséquence nécessaire de l’alliance de la morale et de la religion. On peut différer d’avis avec lui sur ce point, et au lieu de concevoir la religion ;comme une politique, il suffit de la concevoir comme une philosophie. Mais la vraie question, c’est celle que M. Renan a jadis posée lui-même, celle de savoir ce qu’il adviendra de la morale quand elle sera privée de son support, et si les dangers de la séparation, pour être d’une autre nature que ceux de la confusion, ne sont pas peut-être aussi grands. Je remarque du moins que toutes les fois que la séparation s’est opérée, et que l’idéal grec l’a emporté sur l’idéal hébreu, dans l’Italie du XVe siècle, par exemple, ou dans la France du XVIIIe siècle, la règle des mœurs a fléchi, les instincts se sont débridés, et l’homme a reparu, pour user encore d’une expression de M. Renan, dans la hideur de sa « férocité » et de sa « lubricité » natives.

Ce n’est pas tout encore, et il faut faire honneur aux Juifs, sinon de l’invention, tout au moins de leur conception très particulière d’une autre grande idée : c’est l’idée de la Providence. « Nos races, dit M. Renan, se contentèrent toujours d’une justice assez boiteuse dans le gouvernement de l’univers. » Et même, si l’on veut bien y regarder d’un peu près, il ne paraît pas, qu’à moins de les atteindre elles-mêmes, l’iniquité les ait jamais profondément émues. Ni l’immoralité de la nature ni l’injustice sociale