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d’éloges ampoulés ou de couplets injurieux, dans ce fatras de poésies, dans ces prologues, dédicaces en prose ou en vers, le nom de Madame la duchesse est à peine prononcé par quelque obscur rimeur[1] ; les chantres ordinaires de la beauté et de la mode, Voiture, Esprit, Sarasin, paraissent l’ignorer ; nulle place pour elle dans les lettres semi-officielles de Balzac ; elle est comme oubliée de tous, adulateurs ou satiristes.

Seul, M. le Prince la défend, prend parti contre le dessein de son fils, le rappelle au devoir. C’est le bon sens qui parle par sa bouche ; Anguien le sait, ne réplique pas ; mais il cherche des prétextes, épie l’occasion. Les premières caresses de son fils ne le ramenèrent pas. Dans l’intervalle de ses deux premières campagnes, sa passion était plus forte que jamais : quand il dit adieu à Mlle du Vigean, en 1644, il s’évanouit.

Placée entre une belle-mère et une belle-sœur grandes, de haute mine, Claire-Clémence, avec sa petite taille, était assez effacée, quoiqu’elle ne manquât pas d’agrémens ; plus tard, elle a montré de l’intelligence et du caractère. Avait-on déjà remarqué quelques accès de cette bizarrerie héréditaire qui reparut longtemps après et se manifesta dans une aventure étrange dont les suites furent tragiques[2] ? — Il est certain que dès ce temps il y avait comme un prélude de la séquestration finale. On rencontre rarement son nom dans le récit d’une fête ; paraît-elle dans une cérémonie, sa présence étonne : « Mademoiselle » se montra surprise de la voir au Te Deum chanté pour la victoire de « Norlingue. » — Elle n’est mêlée à aucun des incidens qui firent tant de bruit autour de Mmes de Condé et de Longueville. — C’est au couvent qu’on la retrouve quand son mari est en guerre ; elle quitta les Carmélites de la rue Saint-Jacques[3] pour venir à Chantilly dans l’automne de 1645. Déjà celle qui possédait le cœur de M. le Duc avait résolu d’entrer dans cette sainte maison dont elle ne devait plus sortir.

Marthe du Vigean a-t-elle encouragé les rêves, les projets de son amant ? Désintéressée, généreuse, a-t-elle échappé à toute velléité d’ambition ? — Elle avait obtenu de lui qu’il ne parlât plus à Mme de Boutteville ; il empêcha Saint-Maigrin de prétendre à sa main, sans se soucier de la haine que cette sommation hautaine devait allumer chez un homme épris et vindicatif[4]. — Madame la Duchesse

  1. « Pour Mme d’Anguien, par Mlle de Saint-Géran ; » très plats complimens dans un recueil manuscrit formé par Honorée de Bussy (A. C). C’est la seule pièce que nous ayons trouvée en feuilletant maint recueil.
  2. Nous en parlerons à notre dernier volume.
  3. « Mme la Duchesse est toujours aux Carmélites. » (Dalmas à M. le Duc, 9 juillet 1645 ; A. C) Elle fit aussi de longues retraites aux Carmélites de Saint-Denis.
  4. Dès 1643, le maréchal de Guiche avait demandé à M. du Vigean la main de Marthe pour son neveu, le marquis de Saint-Maigrin, lieutenant des chevau-légers de la Reine (Toulongeon à M. le Duc, A. C.) ; M. le Duc intervint ; le soupirant se retira, puis reprit sa parole, se proposa encore, fut repoussé et ne l’oublia jamais. Il sut dissimuler, continua de servir, ne changea rien à ses relations jusqu’au jour où il crut trouver l’occasion de satisfaire le ressentiment qui couvait dans son cœur. Il perdit la vie en cherchant à la ravir à l’objet de sa haine, et tomba au faubourg Saint-Antoine (1652) victime de son acharnement à joindre le Grand Condé pour le frapper de sa main. — Saint-Maigrin (Jacques d’Estuerd de Caussade), très vigoureux officier, lieutenant-général et capitaine-lieutenant des chevau-légers de la garde au moment de sa mort, avait pour grand-oncle ce « mignon frisé, » qui, tout camus qu’il était, fixa un moment les regards de Catherine de Clèves, et que le balafré fit tuer. Lui-même « avait bien joué à la poupée avec Mlle de Brézé, » et on racontait que, s’ennuyant à la chapelle royale où le retenait son service pendant les longues dévotions d’Anne d’Autriche, il s’était parfois « faufilé » pour causer tout bas avec son amie d’enfance. Cet innocent manège n’avait pas échappé aux regards malveillans des désœuvrés, et donna lieu à quelques plaisanteries. M. le Duc n’en devait prendre et n’en prit aucun ombrage ; ce n’est pas de ce côté que se portait sa jalousie.