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aimée, aussitôt enlevée, mais en s’éloignant elle ne dit pas adieu à ses campagnes. Son cœur y reste attaché, et, chaque année, lorsque le printemps revient, quittant les splendeurs de la cour, elle reprend pour un temps sa condition de bergère, accompagnée de son royal amant, qui consent avec joie à devenir paysan pour elle, comme elle s’est résignée à devenir reine pour lui. Il y a dans cette gracieuse idée comme un souvenir lointain de la princesse paysanne Perdita et du travestissement rustique du prince Florizel dans le Conte d’hiver de Shakspeare ; mais il y a peut-être autre chose encore. C’est presque une idée à la Fénelon, une de ces inventions candides et ingénieuses dont notre suave écrivain a peuplé son Télémaque, son Aristonoüs, son Melésichton pour associer la sagesse à la modestie de la vie. Parmi les contes composés pour l’éducation da duc de Bourgogne, il en est un surtout, l’Histoire d’Alibée, Persan, qui, pendant la lecture de l’églogue de Collins, m’est revenu obstinément au souvenir. Le berger Alibée est devenu grand-vizir, mais sa grandeur n’a pas effacé en lui le souvenir de son origine, et tous les jours il se dérobe pendant quelques heures pour méditer sur son changement de fortune devant ses habits rustiques qu’il a précieusement conservés, Collins savait le français; sa pastorale serait-elle une transformation heureuse du conte de Fénelon ? Ou bien encore, à l’âge où il la composa, tout plein qu’il était de ses lectures classiques, se rappela-t-il cette souveraine de Babylone, qui, tirée de la condition de paysanne, regrettait tellement, au dire de Quinte-Curce, les ombrages et les ruisseaux de ses vallées natives, que, pour lui en rendre au moins l’illusion, son royal époux inventa les fameux jardins suspendus? J’insiste sur cette églogue, parce qu’elle fait parfaitement comprendre la nature des emprunts littéraires de Collins, emprunts qu’on peut soupçonner plutôt que les constater sûrement. — La nuit. Deux bergers circassiens fuient à travers les montagnes, revêtues de clair de lune, devant une invasion de cavaliers tartares, dont on entend dans le lointain les cris sauvages. — Rien qui ressemble moins, on le voit, aux sujets traditionnels de l’idylle, rien aussi de moins convenu que le sentiment qui anime toutes ces pièces, un sentiment où se trahit un besoin profond de repos qui étonne quand on songe à l’âge qu’avait l’auteur lorsqu’il les composa.

À ces Eglogues il convient d’associer certaines petites imitations de Shakspeare, qui furent écrites à peu près à la même époque. D’instinct il va chez le grand poète à ce qui s’y trouve de pastoral. Il transforme, par exemple, en chant funèbre, les adieux des deux frères chasseurs de Cymbeline à Imogène qu’ils croient morte. Ou bien encore, il s’amuse à joindre bout à bout les fragmens de chansons