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du pays même de féerie pour employer l’expression des romanciers du moyen âge.

Toutes ces qualités idylliques éparses se sont réunies et concentrées un certain jour pour produire son chef-d’œuvre, l’Ode au soir, une rareté poétique absolument exceptionnelle, qui n’avait pas eu de précédent et n’a pas trouvé d’imitateurs. Pas même chez ces poètes de l’Elizabethan era, qui ont eu de la nature des sentimens si divers, on ne découvre une fusion aussi intime de l’âme du poète avec le phénomène qu’il s’est proposé d’étreindre, et pas même chez les modernes, armés comme ils le sont de toutes les ressources des procédés poétiques, on ne rencontre un talent de peindre aussi parfait. C’est à d’autres arts que la poésie qu’il faut s’adresser pour trouver des exemples de ce rendu merveilleux et de cette mélodie générale qui sort de l’étroite harmonie des choses plutôt encore que du choix des paroles et de la musique du nombre. Ce qu’il y a de plus singulier, c’est que cet art est absolument naïf, et que ce chef-d’œuvre a été obtenu par les procédés les plus usés, les plus poncifs, par tout ce qu’il y a de plus vieux jeu, comme on dit aujourd’hui, et ces procédés même ne sont pas employés sans quelque maladresse. Une invocation au soir ouvre l’ode et en occupe plus d’un tiers; aucune description qui vise à être générale, deux courts tableaux bien choisis parmi tous ceux que présente le crépuscule; puis quatre petits croquis du soir aux quatre saisons de l’année, et enfin pour clore le tout, un appel à cette sociabilité que le soir favorise en toute saison. Vous reconnaissez là, n’est-il pas vrai? tous les trucs et toutes les conventions de la poésie anglaise au XVIIIe siècle. Cette invocation, elle est habituelle à tous les poètes d’alors, qu’elle soit nécessaire ou non; ce choix soigneux et restreint des tableaux vient de l’école classique; ces petits croquis d’un même phénomène aux diverses époques de l’année sont une mode du temps, et cet appel à la sociabilité enfin est un souvenir de cet élément social que les grands poètes de l’époque précédente ont fait entrer à si forte dose dans leurs œuvres : Pope’s social page, dit Thomson, et l’expression est aussi heureuse que vraie. Eh bien! toutes ces conventions, tous ces lieux-communs, tous ces encadremens artificiels, ont produit ici quelque chose d’absolument nouveau et original. Collins avait si bien rencontré le sujet qui répondait le plus profondément à sa nature que les défauts mêmes qu’on lui reproche (ce qui, du reste, est le cas pour tout poète lorsque l’inspiration est tout à fait heureuse) l’ont aidé à faire de sa pièce le chef-d’œuvre qu’elle est. L’inversion lui est familière, et elle se prolonge tellement quelquefois que sa pensée en devient obscure ; il y en a une dans l’Ode au soir, qui se continue pendant