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quatre strophes, mais on aurait tort de s’en plaindre. Pendant qu’elle déroule ses méandres et laisse le sens suspendu, les ombres tombent toujours plus épaisses, le silence se fait toujours plus profond, et lorsque enfin elle a rencontré son terme, il se trouve que le tableau du soir est complet, qu’on en a compté tous les bruits, et celui que font les brises mourantes, derniers soupirs du jour qui agonise, et celui que fait la chauve-souris dans son vol violent et lourd en agitant le cuir de ses ailes, et les bourdonnemens de l’escarbot, lorsque, dans son vol incertain et comme assoupi, il vient heurter le front du promeneur pensif.

Si les procédés de composition sont anciens, en revanche le style de cette œuvre est d’une nouveauté singulière. Collins l’a inventé tout entier pour la circonstance, car, si on en rencontre les élémens épars dans ses autres œuvres, on ne le trouve en toute sa perfection que dans celle-ci. Je ne crois pas qu’il soit possible d’exprimer à la fois avec une précision plus flottante et un lâché plus net ce spectacle sans substance du soir, dont l’air et la lumière composent les élémens visibles, mais insaisissables. Ces mots tout chargés d’ombre ou tout légers de lumière, ont vraiment la valeur de souffles, d’haleines, de murmures, de brumes transparentes derrière lesquelles tremblent les objets. Il est si nouveau, et surtout si particulier, ce style, que pas un poète depuis Collins, même parmi les plus grands, ne s’est approché de cette exactitude pour ainsi dire fluide, et que dans les plus heureuses descriptions de la nature qui nous ont été données, il semble par comparaison que leurs auteurs se soient contentés d’à peu près. Il y a mieux : aucun poète ne paraît s’être aperçu de ce que cette nouveauté avait de fécond, et ne paraît avoir eu l’idée d’y trouver un point de départ pour une interprétation à la fois plus libre et plus serrée de la nature. Ce n’est que de nos jours que quelques-uns de nos plus récens poètes ont eu l’idée de quelque chose d’analogue; on comprend que nous voulons parler de nos impressionnistes et décadens. L’Ode au soir est en effet de la poésie impressionniste au premier chef; d’instinct, Collins a découvert et appliqué inconsciemment la théorie que l’on sait, et il lui a suffi pour cela du désir d’imiter son objet aussi étroitement que possible, car s’il est vrai que les choses sont plus poétiques par leurs aspects que par leurs formes et par leurs couleurs que par leur substance, on comprendra aisément comment le phénomène du soir, qui dissout progressivement toute forme naturelle et détruit la solidité de tout objet, s’accommode mieux que tout autre d’être traité selon cette doctrine, qui, si elle est douteuse dans d’autres cas, est absolument vraie dans celui-ci. Je recommande cette Ode au soir aux mieux doués de nos jeunes décadens, M. Paul Verlaine, par exemple : ils y découvriront qu’ils ont eu, il y