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Il était jeune, et il venait au bon moment. Leurs maisons étaient mitoyennes. On se voyait d’une terrasse à l’autre, on s’intéressait mutuellement ; on s’aima. Nous avons dit que M. Ruete représentait une maison de commerce de Hambourg. Il y avait peu d’espoir que le sultan de Zanzibar vît ce beau-frère de bon œil. Les amoureux recoururent à l’enlèvement classique. Une première tentative manqua. L’Angleterre intervint fort à propos pour en protéger une seconde. La politique britannique a de ces mystères insondables. Il lui convenait qu’un négociant allemand scandalisât le royaume en épousant une princesse musulmane, une fille du vénéré Sejjid-Saîd. Ses agens s’en mêlèrent, et un capitaine de vaisseau de la marine royale, transformé pour la circonstance en Figaro, enleva de nuit la brune Rosine. Il la mena à son bord, et le bateau partit sur-le-champ pour Aden, où la princesse Salmé, dûment baptisée et mariée, devint pour le reste de ses jours cette infortunée Mme Emilie Ruete.

Elle n’a pas eu à se plaindre de son époux, loin de là; mais M. Ruete se fit écraser par un tramway après trois ans de mariage, et elle resta seule, dans une sorte d’effarement et d’épouvante, en face d’une existence trop compliquée et trop difficile pour elle. L’habitude nous empêche de sentir le poids de la civilisation. Elle nous donne le change sur les effets véritables des organisations savantes et des inventions ingénieuses accumulées autour de nous par les siècles. Nous nous imaginons que le progrès allège notre vie et brise une à une les chaînes dont notre ignorance et notre simplicité nous avaient chargés à l’origine. La réalité est très différente. Chaque découverte accroît nos besoins, chaque idée nouvelle augmente le trouble et la fatigue de nos esprits, chaque pas en avant ajoute au fardeau de notre labeur. Nous n’avons pas le droit de nous en plaindre ; la peine est en raison du but ; mais nous devons comprendre l’effroi d’une créature primitive, pour laquelle nos aspirations sont lettre close, en se sentant prise tout à coup dans l’engrenage de cette puissante machine : une nation civilisée. L’ancienne princesse Salmé eut l’impression d’être broyée. Dans sa souffrance, elle se demanda si elle avait fait un bon marché en échangeant sa demi-barbarie contre la glorieuse civilisation germanique. Elle fit la balance entre les deux existences, compara les arrangemens sociaux, la vie matérielle, les deux morales, se compara elle-même à la kibibi ignorante d’autrefois, et nous avons donné à mesure ses conclusions, qui peuvent se résumer ainsi: à Zanzibar, le bonheur, parce qu’il n’y a point de mensonges, ni dans les institutions, ni dans les sentimens ; en Europe, des trompe-l’œil partout et une foule de désespérés, qui se plaignent d’avoir été leurrés par de fausses promesses de justice, de vertu et de bien-être.