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l’occasion pour donner de leurs nouvelles à leurs parens de l’Oman, et rien n’égale la difficulté d’écrire une lettre quand on ne sait pas écrire, qu’on ne peut pas voir l’homme qui tient la plume en votre nom, et qu’on a un nègre pour intermédiaire. Il fallait d’abord faire la leçon au nègre, qui allait la répéter au scribe, lequel avait déjà dans la tête la matière d’une douzaine de lettres. Le nègre embrouillait, le scribe embrouillait, et ce n’était pas du tout ce qu’on avait voulu dire. La maîtresse du nègre le renvoyait chez un autre écrivain public, chez un troisième, chez un quatrième, sans avoir meilleure fortune. Au moment du départ de la flotte, il ne lui restait d’autre ressource que de choisir entre les différens textes celui qui s’éloignait le moins de sa pensée.

Un lourd ennui succéda à ces fatigues. Trois années se passèrent sans ramener la flotte. Elle parut enfin, mais elle ne rapportait qu’un cadavre; Sejjid-Saïd était mort pendant la traversée. Ses fils et ses filles se partagèrent ses plantations et ses trésors. Les sarari sans enfans furent pourvues, ainsi qu’il l’avait ordonné dans son testament, et chacun s’en alla de son côté, cédant la place au harem de Madjid, le nouveau sultan.

Ce qui arriva ensuite décourage décidément de la polygamie, quoi que puisse dire la princesse Salmé. Dès que le chef de la famille eut disparu, ses enfans se liguèrent les uns contre les autres, et se déchirèrent avec la même fureur qui avait animé dans les harems leurs mères les sarari. Le frère devint odieux au frère, la sœur à la sœur. Une folie d’espionnage et de délation s’empara d’eux, sans en excepter la douce Salmé, et des haines impies aboutirent à de vilaines actions, à des tracasseries sans fin ni trêve. Le seul qui eût échappé à la contagion était Madjid, le successeur de Sejjld-Saïd, Il n’y gagna qu’un complot, dont une de ses sœurs fut l’âme. La princesse Salmé s’y laissa entraîner, et deux jeunes filles cloîtrées préparèrent une révolution, afin de détrôner le sultan au profit d’un de ses frères. Les conjurés furent découverts, le prétendant assiégé dans son palais, pris et banni. Le sultan pardonna aux femmes, mais il ne leur rendit pas les esclaves armés contre ses soldats et tués dans le combat. Elles en furent appauvries ; c’était une perte de capital, une vraie catastrophe financière. D’autre part, l’opinion publique, plus sévère que le monarque outragé, mit au ban le logis des deux sœurs. Plus de visites, plus de réunions joyeuses, plus de fêtes, plus d’invitations ; jusqu’aux marchands de bibelots qui refusaient de franchir le seuil de leur porte ! La vie était devenue intolérable. Dégoûtée et repentante, la princesse Salmé s’en fut passer quelque temps à la campagne. A son retour, M. Ruete parut.