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aboutit par une pente fatale à l’enrôlement des masses électorales et du suffrage universel, enfermes strictement dans les cadres de deux armées disciplinées que mènent des politiciens professionnels, payés en fonctions publiques ou en argent comptant. Ce gouvernement de parti par la corruption ne saurait passer pour un progrès dans l’ordre politique.

L’extrême démocratie n’a pas non plus préservé les Américains des dangers de la démocratie, comme on se plaisait à le croire sur la foi des oracles. Elle semble, au contraire, avoir aggravé la querelle du capital et du travail, malgré les avantages exceptionnels d’une situation privilégiée entre toutes. Elle a laissé croître le paupérisme à la source même des richesses, et surgir des antagonismes de classes dans un pays d’égalité libre où les classes n’existaient pas. Le lecteur européen, mieux instruit par sa propre expérience, apprend sans trop de surprise que le péril social devient menaçant aux États-Unis[1].

En revanche, l’Amérique offre le spectacle d’une nation forte, puissante, pleine de sève, et parvenue à un tel degré de prospérité agricole, industrielle, commerciale et financière, que ses plus hardis concurrens de la vieille Europe se demandent avec inquiétude comment ils feront désormais pour lutter contre une aussi redoutable rivale. Chaque jour, elle donne des preuves nouvelles d’activité et d’initiative. Loin d’être en décadence, elle n’a pas encore atteint son apogée. Si ses destinées ne sont pas compromises par quelque catastrophe ou quelque vice intérieurs, rien ne l’empêchera d’occuper à son tour le premier rang dans le monde.

Entre tant de forces vives et de faiblesses, le contraste est frappant. Il faut en chercher l’explication dans la sagesse d’instinct et les qualités solides auxquelles l’Amérique doit ses institutions et sa grandeur. C’est l’esprit conservateur dont elle se trouve largement douée qui lui a permis jusqu’ici de pallier ses fautes, de revenir de ses écarts par des circuits et des retours plus ou moins heureux, et de se relever de ses chutes. Après avoir été sa ressource dans les dangers du passé, cet esprit d’autrefois ou ce qu’il en reste est encore aujourd’hui sa meilleure sauvegarde contre les périls du présent et de l’avenir. Bien que le peuple des États-Unis n’ait pu échapper aux atteintes du morbus democraticus, comme M. Sumner Maine[2] et d’autres l’ont constaté, son tempérament parait assez vigoureux pour vivre avec le mal, sinon pour en guérir.

  1. Voir. entre autres, un curieux volume, très répandu en Amérique, Our Country, ils possible future, and ils present crisis, par R. Josiah Strong. New-York, 1887.
  2. Sumner Maine, Popular Government.