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Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 91.djvu/860

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I.

Le malaise social dont souffrent actuellement les diverses nations d’Europe suit, aux États-Unis, une marche analogue et présente les mêmes symptômes généraux. Il s’y complique de certaines circonstances spéciales, où l’on voyait naguère des élémens de prospérité. La surabondance des biens tourne à la congestion des richesses, et l’immigration, cette source intarissable d’énergies humaines, se change, dit-on, en fleuve empoisonné.

Dans une de ses lettres à Alexandre Hamilton, le vicomte de Noailles, son compagnon d’armes pendant la guerre de l’Indépendance, prédisait en termes enthousiastes que les États-Unis étaient appelés au plus brillant avenir et deviendraient le refuge des opprimés du monde entier. Durant un siècle, en effet, les Américains ont tenu pour la plus pure des gloires nationales l’attraction fascinante que leur pays exerçait sur les étrangers. Ils le célébraient à l’envi comme la terre promise de tous les déshérités et la patrie d’adoption pour les victimes des vieilles monarchies ou des féodalités vermoulues d’Europe. La presse citait avec orgueil le nombre sans cesse croissant des nouveaux-venus, dont l’affluence inouïe faisait rapidement monter la population de 12 à 50 millions d’âmes. Mais qui doit en tirer vanité ? Cet énorme contingent d’immigration n’est-il pas un signe de vitalité et d’énergie de race, surtout pour les nations qui le fournissent[1] ?

Sur ce point, d’ailleurs, la satisfaction morale se doublait d’un gros profit matériel. On sait calculer en Amérique. L’immigrant adulte y est estimé 1,500 dollars (7,500 fr.), prix marchand d’un bon nègre à l’époque encore peu lointaine de l’esclavage[2]. Multipliez ce prix par 470,000, nombre des adultes sur une immigration

  1. D’après les statistiques, la population des États-Unis, qui comptait 4 millions d’âmes environ en 1790, n’en aurait compté au recensement de 1880 que 15 millions au lieu de 50, si l’accroissement n’était que le résultat normal de l’excédent des naissances sur les décès ; 35 millions d’habitans, soit 70 pour 100 du nombre total, sont donc dus à l’immigration européenne. Pendant ce temps, la race française au Canada montre une force de multiplication intrinsèque extraordinaire. Le chiffre de 60,000 Français résidant au Canada lors du traité de Paris, en 1763, s’est élevé à 3 millions, sans aucun secours ou appoint d’immigration quelconque, tout au contraire, puisque un demi-million de Canadiens ont émigré aux États-Unis. Certaines familles ont vingt enfans et au-delà ; la moyenne est de dix à douze.
  2. Est-il besoin d’observer que les termes de cette comparaison et les calculs qui l’accompagnent sont littéralement américains ? (Carnegie, le Triomphe de la démocratie, p. 28.) D’autres écrivains n’évaluent l’immigrant qu’à 1,000 dollars (5,000 fr,) ; mais la base de l’estimation est toujours le prix du bon nègre sur le marché.