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ni les dépenses raisonnables en faveur de l’instruction générale ; mais c’est un symptôme de mécompte et un document à noter.

Il ne paraît pas qu’aux États-Unis le développement de l’instruction ait arrêté ou ralenti la marche ascendante du paupérisme, de l’alcoolisme, du suicide, de l’aliénation mentale et du crime. L’abondance et l’autorité des témoignages, comme la précision des chiffres, ne laissent malheureusement subsister aucun doute à cet égard. Des écoles nouvelles se fondent, et l’on ne saurait qu’y applaudir. Mais en même temps les prisons se remplissent et se multiplient hors de la proportion normale avec le nombre des habitans. Pour améliorer les hommes et former des citoyens utiles, le perfectionnement des méthodes pédagogiques ne supplée pas aux bons exemples domestiques et aux traditions de famille. « Quand doit commencer l’éducation de l’enfant? demandait-on à Olivier Wendel Holmes. — Cent ans avant sa naissance. »

Puis l’école, elle aussi, est devenue la chose du politicien. On sait que le gouvernement fédéral n’a pas à s’en occuper. Son intervention s’est bornée à la doter richement par des concessions gratuites de terres, dont l’ensemble dépasse aujourd’hui 34 millions d’hectares. L’instruction à chaque degré dépend entièrement des états particuliers et des villes, qui rivalisent d’ailleurs de prodigalité sur ce chapitre. Le total annuel des dépenses scolaires atteint 465 millions de francs[1]. La cité de New-York à elle seule y figure pour plus de 20 millions. C’est aux législatures locales et aux conseils municipaux qu’appartient le maniement de cet énorme budget, comme le règlement des questions relatives à l’enseignement. Quel vaste champ d’action et d’intrigues pour les ambitieux qui se disputent par tous les moyens l’influence électorale et politique, sans oublier les profits! Faut-il s’étonner que les Américains éprouvent de vives inquiétudes à voir des assemblées si discréditées façonner l’âme des générations futures et s’ériger en bureaux patentés de l’esprit public?

Bientôt pourtant le peuple américain devra déployer toutes ses qualités intellectuelles et morales pour triompher des difficultés nouvelles qui résultent de sa prospérité même. Le temps n’est plus où chacun, ayant sa large place au soleil, s’efforçait librement de conquérir le bien-être, sans avoir à envier l’opulence irritante du prochain. Aujourd’hui, la richesse nationale des États-Unis est prodigieuse ; sa valeur dépasse 218 milliards de francs. La richesse privée s’est également accrue dans des proportions inouïes. On a vu s’élever de colossales fortunes individuelles, les plus considérables

  1. Carnegie, le Triomphe de la démocratie.