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et à vaincre dans le combat, malgré leur infériorité numérique, la masse beaucoup plus nombreuse des bons citoyens, inopinément groupés pour la défende de l’ordre.

Sans doute, les conservateurs américains sont plus énergiques que ceux des anciennes contrées d’Europe, et plus habitués à se défendre eux-mêmes. Ils n’hésiteraient pas à repousser par les armes une attaque qui menacerait le foyer, la ferme, ou l’usine de chacun. Très pratiquement, ils pensent que la force pacifique des majorités électorales doit savoir se changer au besoin en force matérielle effective. A leurs yeux, le bulletin de vote est une sorte de bon à valoir sur le capital de coups de fusil et de canon dont dispose un groupe d’électeurs ou un parti. On peut les supposer personnellement déterminés à convertir cette valeur fiduciaire de coups et blessures en espèces frappantes pour faire honneur à leur signature, si quelque minorité révolutionnaire les y obligeait, lis n’en seraient pas moins mis en déroute au début, comme en 1877, selon toutes probabilités. L’armée régulière n’est pas assez forte pour les couvrir et leur donner le temps de s’organiser avant que l’on ait à déplorer de grandes ruines, surtout si l’insurrection éclate à la fois sur plusieurs points éloignés.

Les pessimistes, en Amérique ou ailleurs, répandent de sombres pronostics sur les péripéties de la lutte, jugée par eux inévitable et imminente. Le journalisme, les revues, les livres abondent en renseignemens inquiétans. A les en croire, le spectre rouge se dresse menaçant en face du spectre d’or; la démocratie famélique, irritée et déçue, va bientôt monter à l’assaut de la démocratie enrichie et satisfaite. Cette alarme est peut-être prématurée.

Toutefois, les républiques n’ont pas la main heureuse pour résoudre les grosses difficultés politiques, économiques ou sociales. A part même l’extermination systématique des Indiens et la répression des émeutes et insurrections anciennes ou récentes, la question du travail servile a coûté la vie à un demi-million d’hommes. Que coûtera la question du travail libre? Comme économie d’existences humaines, les États-Unis n’ont rien à remontrer aux autres peuples. L’émancipation des esclaves au Brésil et des serfs en Russie s’est opérée sans effusion de sang ni troubles fâcheux.

Les optimistes, tout en admettant la gravité de la crise actuelle, ne voient pas le mal aussi profond. Suivant eux, les choses s’arrangeront, sinon sans luttes partielles, du moins sans catastrophes comparables à la guerre civile de la sécession, en 1861. Les prophètes de malheur n’annonçaient-ils pas alors que les États-Unis allaient tomber en décomposition, ou tout au moins se diviser en