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Cette pensée de nouer une alliance étroite entre tous les peuples de langue anglaise n’est pas aussi nouvelle qu’on pourrait croire. L’auteur anglais James Harrington y rêve dès le XVIIe siècle, et baptise du nom d’Oceana « la grande idée» de fédération coloniale avec la métropole. De nos jours, le même sujet a été traité sous diverses formes. M. Seeley, professeur à Cambridge, publiait en 1883 son intéressant ouvrage sur l’Expansion de l’Angleterre. Plus récemment, en 1886, le célèbre historien anglais, M. Fronde, reprenant pour son livre le titre d’Oceana, rajeunissait l’antique projet qui flotte évidemment dans les imaginations britanniques, et semble hanter aussi les songes des Américains. L’un d’eux écrivait naguère dans un élan d’enthousiasme : « Au besoin, nous remorquerons l’Angleterre jusqu’aux embouchures du Mississipi! » Il ne faut défier de rien les vaillans fils de l’Amérique. Toutefois, avant de se laisser faire et de signer le contrat, l’Angleterre, avec le riche apport de ses possessions d’Australie, du Canada, des Indes, du Cap et le reste, serait en mesure de poser quelques conditions.

Autrefois, le doge de Venise épousait l’Adriatique en grande pompe. Pourquoi un comité de riches amateurs des deux mondes ne se donneraient-ils pas la satisfaction de commander, pour l’exposition française de 1889, un tableau allégorique représentant une cérémonie du même genre qui populariserait leur idée? On verrait en peinture le mariage politique de Neptune, sous les traits du Président, avec l’Amphitrite moderne, Britannia rule the waves. Autour d’eux, des tritons et des sirènes, figurant les plus renommés politiciens d’Amérique et les nobles ladies du peerage mêlées aux beautés professionnelles des deux rives de l’Océan, formeraient des groupes symboliques. Dans le fond, et bien en vue, au milieu des rayons lumineux d’un beau soleil couchant, apparaîtrait M. Gladstone, appuyé sur sa hache de bûcheron druidique, et soufflant des fanfares de triomphe dans une conque irlandaise. La reproduction de cette allégorie par les journaux illustrés reposerait les esprits fatigués des tableaux de statistique et de la cote des greenbacks ou des consolidés.

Heureusement pour nous, l’alliance intime à ce point n’est pas encore conclue, sans quoi l’Angleterre, reliée au Nouveau Monde par ses câbles sous-marins, par ses flottes de rapides paquebots, et surtout par l’union nationale de race et d’intérêts, deviendrait un avant-poste des États-Unis menaçant nos rivages. Le Pas-de-Calais marquerait la fin de l’Europe et le commencement de l’Amérique. Ce serait notre tour de nous opposer à la construction du tunnel sous la Manche.