Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 91.djvu/957

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

générale; mais de tous les événemens qui ont retenti depuis quelques jours en Europe, le plus étrange, assurément, est cette fin prématurée du prince héritier d’Autriche. A vrai dire, dans cette mort qui a si cruellement atteint l’empereur François-Joseph, qui a été un deuil pour Vienne, pour l’empire, tout semble fait pour saisir les imaginations, et la jeunesse de la victime, et ce qu’il y a d’obscur dans cette tragédie dont le petit château de Meyerling garde le secret. La veille encore, l’archiduc Rodolphe paraissait plein de vie; il était parti, disait-on, pour un rendez-vous de chasse non loin de Baden : le lendemain il n’était plus; un messager portait la lugubre nouvelle à la Burg de Vienne. Comment le jeune prince a-t-il péri? On a commencé par dire qu’il avait été frappé d’apoplexie : c’était la version officielle du premier moment, qui n’a trouvé que des incrédules. Les imaginations n’ont pas tardé à s’emparer du sinistre événement pour l’expliquer et le commenter en lui donnant une couleur romanesque. On a parlé d’un suicide; on a parlé aussi d’un duel à la suite d’une liaison avec une jeune fille de grande naissance, et des noms ont été indiscrètement prononcés. D’autres ont laissé entendre que le prince avait été frappé par un garde-chasse dans une aventure nocturne. Chacun a son histoire. Ceux qui ont su la vérité n’ont pas cru devoir la dire. La supposition la plus vraisemblable, c’est qu’il y aurait eu à Meyerling quelque drame intime d’amour où le malheureux archiduc n’aurait pas péri seul. Ce qui est à remarquer, c’est que, depuis quelque temps, les dynasties allemandes ne sont pas heureuses. Il y a peu d’années, le roi Louis de Bavière disparaissait mystérieusement dans un lac solitaire des Alpes bavaroises. L’an dernier, l’empereur Frédéric s’éteignait victime d’un mal inexorable au milieu des circonstances les plus tragiques et de dissensions de famille qui lui ont survécu. Aujourd’hui l’archiduc Rodolphe disparaît, dans la fleur de ses trente ans, victime de quelque obscure fatalité. Il était assurément intelligent. Il avait su se faire aimer à Vienne, dans l’empire, par ses qualités séduisantes, par sa nature gracieuse et son esprit cultivé. Il était lettré ; il l’était même peut-être trop pour un prince, ou du moins, pour son malheur, peut-être se plaisait-il plus au roman qu’à l’histoire. Il a disparu regretté de tous, laissant un deuil irréparable à la maison souveraine dont il était l’ornement, à l’empereur François-Joseph, — et un vide dans l’empire.

Ce n’est point sans doute que dans un vieux pays comme l’Autriche, où la tradition monarchique est toujours puissante, l’hérédité soit interrompue ou mise en péril par la mort d’un prince. A défaut du malheureux jeune homme qui aurait pu un jour être appelé à régner, et qui ne laisse pas d’héritier direct, qui ne laisse qu’une fille, il y a les frères de l’empereur. Il y a l’archiduc Charles-Louis, et celui-ci eût-il