Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 92.djvu/193

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

faudrait la soumettre, que le règne de la vérité n’y pouvait prévaloir que par la flamme et le fer, ils se refusaient aux leçons de l’histoire et à l’évidence des faits[1]. »

On avait promis au monde la paix perpétuelle. Le 20 avril 1792, l’assemblée législative obligeait Louis XVI à déclarer la guerre à l’Autriche, et deux mois après, le vieux Luckner prenait Menin, Ypres et Courtrai. Quelqu’un devrait écrire l’histoire des bonnes intentions ; ce n’est pas le chapitre le moins intéressant de l’histoire universelle.

La plupart des philosophes du XVIIIe siècle ont pensé que la guerre est un mal qui déshonore le genre humain, mais que ce mal est nécessaire, inévitable, et ils n’ont pas pris au sérieux les moyens proposés par l’abbé de Saint-Pierre pour rendre la paix perpétuelle ; ils ont regardé ses projets comme les rêves d’un homme de bien. Montesquieu engageait les souverains à ne pas se fonder sur des principes arbitraires de gloire, de bienséance ou d’utilité pour ensanglanter la terre; il leur représentait « que, si la réputation de leur puissance augmente la force de leurs états, la réputation de leur justice l’augmente tout de même. » Il exhortait les conquérans à se conformer dans leurs entreprises à la loi de la nature, qui veille sans relâche sur la conservation des espèces, à la loi de la lumière naturelle, qui veut que nous fassions à autrui, autant qu’il est possible, ce que nous voudrions qu’on nous fit, à l’esprit d’acquisition, qui porte avec lui l’esprit de ménagement et d’usage. Mais il n’a pas nié le droit de conquête ; il s’est contenté d’établir que ce droit légitime et malheureux laisse toujours à payer une dette immense pour s’acquitter envers la nature humaine.

Dans les premières années du XIXe siècle, la guerre eut ses apologistes, ses défenseurs officieux et zélés. Des théosophes l’ont considérée comme une dispensation céleste, comme une sorte de maladie sacrée, comme un châtiment qui améliore le coupable, comme un fléau divin qui doit être respecté. Un grand penseur allemand a déclaré qu’il n’y a point de société saine et valide sans une classe militaire, destinée à donner tous les grands exemples, à représenter les idées d’honneur, l’esprit de discipline, de sacrifice et d’abnégation, et qu’est-ce qu’un soldat qui ne se bat jamais? Il tenait la guerre pour un remède héroïque, pour un instrument de salut et de régénération, pour le meilleur préservatif contre la dégénérescence des peuples que corrompt le bien-être, pour le seul moyen de purifier les eaux croupissantes et de désinfecter les marécages.

  1. L’Europe et la Révolution française, par Albert Sorel. Deuxième partie : la Chute de la royauté; librairie Plon, 1887.