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qu’un souverain au cœur généreux et à l’esprit trouble n’hésita pas à le prendre sous son haut patronage et qu’il se donna beaucoup de peine pour lui gagner les bonnes grâces de l’Europe. Il y voyait à la fois un remède à tous les maux et un moyen d’anéantir les traites de Vienne qu’il détestait cordialement, comme il le dit un jour à Auxerre. Il ne se doutait pas que l’arme qu’il avait fabriquée pouvait se retourner contre lui, que de plus habiles sauraient s’en emparer, qu’ils en apprendraient bien vite le maniement, et qu’il y avait dans ce monde de pires traités que ceux de Vienne.

La politique des nationalités est devenue de fait la politique des grandes agglomérations. Elle a pour principe qu’il y a dans l’espèce humaine des familles et des groupes naturels, que les populations de même race et de même origine sont faites pour avoir le même gouvernement et pour vivre ensemble, que tout ce qui parle italien doit revenir au royaume d’Italie, que tout ce qui parle allemand est une appartenance et une dépendance de l’empire d’Allemagne. La politique des nationalités met les races au-dessus des peuples, et on peut soutenir au contraire que, dans l’ordre des choses morales, il n’est pas de création supérieure à celle d’un peuple composé d’élémens hétérogènes qui, par l’action lente du temps, se sont mariés et fondus ensemble.

Il y a du mystère dans la formation d’un vrai peuple comme dans les œuvres du génie. Des commencemens obscurs et confus, un chaos qui se débrouille, des guerres où l’on apprend à se connaître, un intérêt général triomphant des rivalités, de l’esprit de séparation et des fiertés farouches, des liens qui se resserrent par degrés, une soudure qui se fait on ne sait comment, de communes entreprises, heureuses ou malheureuses, où les cœurs ont battu plus violemment qu’à l’ordinaire, où l’on a connu les ivresses de l’enthousiasme et dont le souvenir brodé de légendes se perpétue de père à fils, des héros dont on se partage la gloire, des grands hommes que de génération en génération chacun s’approprie et considère comme son bien, les vicissitudes d’un long voyage à travers les siècles, des joies, des douleurs ressenties de tous, l’habitude d’aimer et de haïr les mêmes choses, la même façon de concevoir la vie, le pacte social, la liberté, l’honneur, une conformité dans les idées comme dans les désirs et les espérances, le sentiment profond d’un destin collectif où se confondent les destinées particulières et qui oblige les individus à placer leur bonheur plus haut qu’eux-mêmes : c’est ainsi que se forment des groupes humains qui ne sont pas des agglomérations.

Les rois de France ont accompli un travail qui semble tenir du prodige quand ils ont métamorphosé en Français des Gascons et des Provençaux, des Bretons et des Flamands, des Basques et des Allemands