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d’Alsace. Ailleurs, comme en Suisse, on voit des populations de trois races et de trois langues, à qui il suffit pour être un peuple d’avoir un attachement passionné à de communes institutions. Ailleurs encore, comme en Autriche, des provinces jalouses les unes des autres sont retenues en faisceau par leur culte pour une famille de princes, seul bien qu’elles possèdent en commun. Que gagnerait-on à détruire ces glorieux édifices, dont les épaisses murailles, chargées d’inscriptions, tiennent chaud à leurs habitans et leur racontent le passé? Un caravansérail n’est pas une maison, personne n’y est chez soi. Vouloir rompre des liaisons que le temps a cimentées pour y substituer à des groupemens plus naturels, c’est s’insurger contre l’histoire, contre les souvenirs, et ramener la politique à l’état d’enfance, et il parlait d’or, le cardinal secrétaire d’état, Mgr Rampolla, lorsqu’il déclarait dans sa circulaire aux nonces apostoliques « que le soi-disant droit des nationalités, si on essayait de l’appliquer aux états constitués, serait une cause de troubles universels et rouvrirait l’ère des conquêtes des barbares. »

Le principe des nationalités, rigoureusement appliqué, remplirait le monde de confusion et de trouble, et ce qui serait pire encore, il mettrait la civilisation en danger. Au moyen-âge, le régime féodal, répandu partout, donnait un air de famille à tous les peuples; ils avaient la même religion, le même fond d’idées, la même architecture, des mœurs semblables et une langue savante qui permettait à tous les clercs de l’Europe d’avoir commerce ensemble. A l’époque de la renaissance, la grande famille se partagea en nations diverses, dont chacune suivit ses destinées, développa à sa façon son génie, sa littérature, ses institutions. Mais elles ne cessèrent pas de se communiquer leurs sentimens et leurs pensées; elles étaient curieuses les unes des autres, elles se faisaient des emprunts, et la civilisation moderne est née de l’esprit d’échange joint à l’esprit de concurrence. Si par malheur l’esprit exclusif de nationalité devenait la vertu suprême, les arts et les sciences ne tarderaient pas à s’en ressentir. L’orgueil de race, qui rétrécit les cerveaux et racornit les cœurs, est le plus sot de tous les orgueils; il met au-dessus de tout l’heureux hasard d’une naissance illustre. Il ressemble à ce baron saxon qui faisait remonter ses origines jusqu’à Vitikind et ne pouvait parler d’autre chose; cette gloire le consolait d’être le plus médiocre des hommes.

Un peuple qui se croit mieux né que les autres méprise ses voisins et n’a garde de s’occuper de ce qu’ils font ; il s’enferme, s’enfonce en lui-même, il vit de sa graisse ; adieu l’esprit de concurrence, adieu l’esprit d’échange! L’Allemagne se distinguait autrefois entre les peuples par ses curiosités qui s’étendaient à tout et par la largeur de ses idées. Les historiens qu’elle produit depuis peu ont