Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 92.djvu/238

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

règne de quatre-vingt-dix-neuf jours, comme on dit, — n’est point sans avoir laissé des traces, qu’il y a sous le nouveau souverain un travail obscur, des tiraillemens intimes, des chocs d’influences. Bref, à en croire ce qui se dit, ce qui se murmure à Berlin, tout ne marcherait pas aisément, avec une invariable unité, comme au temps où la vieille et forte impulsion régnait sous l’empereur Guillaume Ier. Sans doute celui qui a été depuis vingt-cinq ans le tout-puissant chancelier d’Allemagne ne touche pas à son déclin, et n’est pas près de s’éclipser devant quelque astre nouveau d’un règne plus jeune. On serait cependant tenté de croire qu’il y a une espèce de crise pour ce fier pouvoir qui n’a connu jusqu’ici les obstacles ou les hostilités que pour les vaincre, et qui se sent aujourd’hui engagé avec des forces peut-être diminuées dans d’assez maussades affaires. Évidemment d’abord le chancelier s’est créé des embarras par l’acharnement avec lequel il a poursuivi la mémoire de l’empereur Frédéric III et ceux qui ont voulu servir cette mémoire. Il n’a pas été toujours heureux dans cette guerre de ressentiment mal déguisé. Puis il s’est trouvé entraîné peut-être sans le vouloir dans toutes ces affaires coloniales, qui restent assez obscures, où il y a jusqu’ici plus de mécomptes que d’avantages. Peut-être aussi a-t-il trop paru vouloir se donner de son vivant un successeur dans son fils, le comte Herbert, qui n’a pas justifié son choix, si bien qu’un article récemment publié dans une revue anglaise sur la « dynastie des Bismarck » a aussitôt porté coup. Bref, pour la première fois, on a pu élever à Berlin cette étrange question du remplacement possible du chancelier, et ce n’est point un mystère que M. de Bismarck rencontre, jusque dans l’entourage de l’empereur, des rivaux, si ce n’est des adversaires, qui, sans méconnaître ses services, voient en lui moins l’homme nécessaire qu’un poids pour le nouveau règne. Des rivalités, des jalousies, il y en a toujours autour des puissans du monde. Elles ne triompheront pas sans doute du premier coup, elles n’en sont pas encore à avoir raison du plus altier des hommes ; il suffit qu’elles existent pour dévoiler toute une situation, et les embarras dont elles sont les signes, ou qui peuvent en résulter dans la politique allemande, sont de ceux qui peuvent avoir leur influence sur la politique européenne tout entière, sur les relations universelles. Après tout, il n’est pas dit que la disparition de M. de Bismarck, si on en était là, dût être un avantage pour la paix du monde.

L’Autriche est liée à l’Allemagne ; elle paie même aujourd’hui la rançon de l’alliance par les difficultés qu’elle s’est créées avec sa loi militaire qui soulève toutes les susceptibilités hongroises. Ces difficultés, elles ont pu être un instant voilées par le deuil cruel qui a récemment attristé l’empereur et l’empire ; elles n’ont pas tardé à reparaître, et cette loi militaire préparée à Vienne, portée aussitôt à Budapesth, est devenue, sans qu’on l’ait peut-être prévu, l’occasion d’une véritable